Non classé

Patrice Thibaud nous parle de son spectacle „Coyote“

« Pourquoi l’homme blanc ne se comporte-t-il pas en etre humain ? » Cette phrase, écrite sur un poster représentant le chef amérindien Sitting Bull, est restée accrochée aux murs de ma chambre toute ma jeunesse. J’ai toujours eu en tête de faire un spectacle autour de la sagesse des peuples premiers et de faire entendre leurs paroles, leur philosophie mais surtout leur humour.

Formatés par l’image caricaturale des indiens dans les westerns les montrant toujours impérieux et sévères, nous ignorions que ces peuples étaient dotés d’un très grand sens de la gaieté et adoraient rire.

J’ai eu la chance de partager leur vie pendant six semaines en 1992. Dans les réserves Apache, Navaho, Hopi et Zuni de l’Ouest américain. Un voyage initiatique qui m’a marqué à jamais. J’ai partagé leur quotidien et leurs coutumes encore vivaces aujourd’hui malgré tout. Et nous avons ri, beaucoup ri ensemble. Beaucoup de tribus avaient leur propre clown, personnage essentiel et sacré à leurs yeux.

De véritables chamans pratiquant la médecine du rire. Les Amérindiens et les peuples vivant au plus près de la nature ont développé toute une mythologie animalière. Le Coyote en fait partie. Grâce à ses aventures cocasses, les enseignements philosophiques étaient transmis avec légèreté.

Endossant le rôle de Coyote, ce sont ces mêmes messages que je voudrais partager avec vous aujourd’hui en m’inspirant des clowns Hopi et de leur costume traditionnel rayé de larges bandes noires et blanches.

Totalement subversifs, leur esprit caustique et leurs bouffonneries tournent en dérision les figures du pouvoir, de l’homme blanc, de son égocentrisme, de son savoir, de son hygiène, de son rapport à l’autre, à la nature, au cosmos et à la mort.

Coyote c’est aussi une aventure sensorielle, faite de chants d’oiseaux, d’odeurs, d’orages, de cris d’animaux, de bruits d’insectes, de couleurs, de musique, de rires et de larmes.

Coyote, c’est prouver, avec humour et dérision, que ces peuples ont tout à nous apprendre pour sauver notre planète tant qu’il en est encore temps. Il est urgent d’entendre leur discours pour ne plus se croire au centre de l’univers mais faisant partie d’un tout, comme au théâtre.

Patrice Thibaud

Entretien avec Ousmane Sy

D’origine malienne et sénégalaise, Ousmane « Babson » Sy, champion du monde et figure phare du mouvement hip-hop en France et à l’étranger, est décédé subitement en décembre 2020. Queen Blood (le 29 septembre au Escher Theater) est son ultime création.

Votre univers, sa singularité, vous la définiriez comment ?
Je défends le « clubbing » sur le plateau. On peut me définir par le hip-hop, mais c’est le « clubbing » qui définit le mieux mon travail aujourd’hui. On dit : « Une musique pour toutes les danses, et une maison pour toutes les cultures ». J’essaie de rassembler tout ce que j’ai pu voir en France ou ailleurs. J’ai vécu dans des endroits très différents, je veux m’inspirer de tous les gens que j’ai pu rencontrer, que je connais. Je m’en inspire pour créer, même si cela peut paraître très utopique, j’ai le sentiment de connaître un petit peu tout le monde, et de pouvoir rassembler par le « clubbing » et la « house music », tout ce que je sais d’eux sur le plateau.

Le « clubbing », c’est l’esprit de fête ? La boule à facette, le DJ ?
Pas forcément ! Et même pas du tout ! C’est un esprit de rassemblement, de retrouvailles, de rencontres. On vient oublier ses problèmes, ses peurs. On vient écouter de la musique, on vient draguer, se consoler… C’est l’endroit où se retrouvent et se rencontrent des gens qui ont une chose en commun : la musique, la « house ». La fête, ou la joie, ce serait réducteur : il y a des gens qui ont besoin de se retrouver et de danser pour sortir du chagrin, pour oublier, bouger, survivre.

Le « clubbing », c’est ici un groupe exclusivement féminin… Sept danseuses…
Queen Blood s’inscrit dans la continuité de mes précédents spectacles… Je suis toujours resté dans mes deux thématiques principales : la house et l’Afrique, donc la « Afro House ». Mais cette danse est plutôt androgyne, comme d’autres danses hip-hop. C’est un mélange des genres, on est au-delà des questions du masculin et du féminin quand on entre dans la « house ». Là, il se trouve qu’on a des personnalités féminines, mais j’aurais pu aussi bien créer King Blood !

Queen Blood, c’est aussi le sang noble ? Qu’est-ce que c’est ?
Pour le titre, je me suis inspiré du bambara, la langue du Mali. Là-bas, on parle de « sang noble », on a choisi Queen Blood, ou « sang de reine », pour parler de la dignité, de la beauté, de la grandeur des femmes et des minorités. On est parti du postulat musical, tout part du rythme, de la musique. C’est elle qui insuffle l’énergie : la musique engendre des émotions sur les gens qui sont au plateau, c’est un voyage musical. La musique impose les mouvements et les sensations. Chacun peut choisir sa propre grille de lecture. Ce sont des identités au service de l’entité. On voit des personnalités, on les découvre, on les voit évoluer, on les rencontre… Le spectateur se raconte ses propres histoires. Elles jouent ensemble ou non, commencent par des « battles », s’affrontent, et se présentent, on part de la force collective, commune, et on rencontre des personnalités plus subtiles, on découvre leurs histoires, plus intimes.

Est-ce que Queen Blood représente le monde d’aujourd’hui, le dénonce ?
À travers la danse, on expose des influences afro-caribéennes. Mais la pièce a été écrite en 2017, bien avant le mouvement « Black Lives Matter »… Ça n’est pas le projet de Queen Blood, ce n’est pas son origine. Mais le spectacle se lit évidemment autrement aussi, aujourd’hui, avec tout ce qui se passe dans le monde. La danse et l’actualité se font écho…

Propos recueillis par Pierre Notte en 2020 pour le Théâtre du Rond Point, Paris

Édito de la Directrice, Carole Lorang

Notre saison 19/20 a été brutalement interrompue le 16 mars 2020. Des semaines difficiles ont suivi, sans certitudes sur nos engagements envers notre public, nos artistes et nos partenaires. Malgré l’assurance du respect des règles sanitaires, nous sommes conscients que le retour dans les salles de spectacles n’ira pas de soi. Mais les temps que nous vivons nous confirment sur les fondamentaux de notre culture : quoi qu’il arrive, nous aurons toujours besoin de raconter et d’écouter des histoires. Et de les partager avec autrui.

De la première moitié de la saison 19/20, je me suis rappelée beaucoup de moments magiques, des moments d’écoute et d’attention intenses et silencieux à la fois, des moments de joie aussi quand j’ai entendu des fous rires déferler sur la salle. Probablement, c’est le souvenir de ce genre d’expériences éphémères, faites d’un mélange d’émotion esthétique, de réflexions et de rencontres humaines, qui fait que nous éprouverons toujours le besoin de retourner dans les salles de spectacle.

Avant la crise sanitaire, nous avions pratiquement finalisé notre saison 20/21 avec des propositions théâtrales qui favorisent le rire. Un personnage s’est alors imposé, une référence pour de nombreux artistes que nous accueillerons : Buster Keaton. Connu pour sa technique corporelle exceptionnelle, il est associé à un humour décalé, lié à la mise en scène millimétrée d’un monde qui serait devenu fou et jetterait l’Homme, ce souffre-douleur virtuose, cette victime permanente qui pourtant n’abandonne jamais, dans des aventures inouïes.

Nous avons tous besoin à la fois de rire et de pleurer sur notre sort. Nous sommes des êtres tragicomiques et les temps difficiles que nous vivons, nous le rappellent. L’œuvre de Buster Keaton nous montre que, dès qu’il est question de la condition humaine, le comique et le tragique se côtoient, qu’ils sont même intimement liés.
Au plaisir de vous (re)voir bientôt.

Entretien avec Jean-Claude Gallotta, chorégraphe de „Pénélope“

Après les enivrants L’Homme à tête de chou et Le Jour se rêve, le grand pionner de la Nouvelle danse Jean-Claude Gallotta revient au Escher Theater le mercredi 22 février 2023 avec le ballet Pénélope.

Qui est-elle, cette Pénélope ? Une femme soumise ? Une femme qui attend ? Une femme qui résiste ?
Je crois que le personnage de Pénélope échappe justement à toute catégorisation… Selon l’époque, on va interpréter sa fidélité comme une soumission, ou inversement. On la jugera rusée ou combattante, forte ou faible. La plupart des figures mythologiques sont ré-interprétables, sans fin. Dans mon spectacle, il y a cette idée, complexe, que Pénélope tire sa force de sa faiblesse… Sa faiblesse, dans laquelle la société, voire la civilisation, essaie de la maintenir. Sa force, c’est son caractère, sa détermination, sa personnalité propre.

Sommes-nous à Ithaque ? Ou dans un lieu abstrait ? Un rêve ? Comment la voyez-vous, la chambre de Pénélope ?
Nous ne sommes que là où nous sommes, sur un plateau de danse… La scène ne figure rien d’autre, si ce n’est qu’en passant d’Ulysse à Pénélope, elle change de couleur, du blanc au noir, peut-être plus conforme à l’univers de Pénélope recluse dans son palais. Je ne souhaite pas que l’imaginaire du spectateur soit suscité par un élément de décor, des accessoires ou des costumes qui « figureraient » un espace. Seules la danse et les musiques (pour ce spectacle, j’ai passé commande à trois compositeurs) doivent provoquer des sensations, des émotions. La scène de Pénélope est alors davantage la chambre noire de l’appareil que la photo elle-même.

Que s’y passe-t-il ?
Dans l’acte 1, les prétendants « cherchottent » la femme qui se déguise en plusieurs femmes. Acte 2, les danseuses sont réunies pour faire de leur fierté un combat. Acte 3, les hommes font des solos comme des candidats qui aiguisent leurs charmes. Acte 4, une danse de groupe comme une réconciliation finale, une égalité en forme de victoire… Chaque acte est accompagné par une musique différente. Et entre ces actes, viennent de courts monologues (écrits par Claude-Henri Buffard) sur les images filmées d’un duo, sorte de dialogue dansé entre une probable Pénélope et un possible Ulysse.

Que demandez-vous à vos danseurs ? Votre danse devient-elle chaque fois toujours un peu plus charnelle, sensuelle, sexuelle ?
Je ne saurais pas dire ce que ma danse devient… Il y a sûrement des évolutions, mais elles restent plus secrètes pour moi que pour ceux qui la regardent. La seule chose dont j’ai conscience, c’est mon besoin de vitalité. Il m’est nécessaire, de plus en plus, de faire valoir toutes les énergies que mes interprètes m’apportent. Ce que je leur demande, c’est qu’ils m’aident à montrer que la vie s’obstine. Contre toutes les défaites.

Y a t-il une danse engagée ? Une danse qui donne à penser ? Pénélope a-t-elle pour vocation de réveiller ? De secouer ? D’émerveiller ?
La danse est une expression libre du corps qu’aucun pouvoir ne peut contrôler. C’est un art spontanément rebelle. Il faut le tenir à l’œil. Gilles Deleuze dit « le pouvoir exige des corps tristes parce qu’il peut les dominer », il me semble alors qu’une danse de la joie est forcément « résistance », elle n’abandonne pas. « La joie en tant que puissance de vie, dit encore Deleuze, nous emmène dans des endroits où la tristesse ne nous mènerait jamais. » Les régimes oppressifs non plus.

Extrait de propos recuillis par Pierre Notte pour le Théâtre du Rond Point.

Le 10 et 11 février à l’Ariston, Gaël Leveugle met en scène „Un homme“, récit de sombres retrouvailles alcoolisées.

En se rendant à la caravane de George, Constance fuit un mari, son argent, ses diplômes, sa mère mais surtout son incapacité de « donner du bonheur à une femme », ce que George sait faire, lui. Gaël Leveugle met en scène le sombre fiasco de ces retrouvailles imaginées d’après la nouvelle de Charles Bukowski. Surprenant.

Une porte, une table roulante, un canapé, deux gros projecteurs, une échelle et un épais matelas. Le plateau de Gaël Leveugle, riche et surtout imprévisible, recrée une nouvelle atmosphère à chaque reprise de l’histoire. Ampoules tombant du plafond et pendrillons argentés se déploient sous nos yeux. Reprise, car la pièce est constituée d’une même scène, de mêmes dialogues répétés, assortis ici d’une phrase supplémentaire, là d’un nouvel accessoire. Les verres de whisky et les cigarettes se consomment sans interruption, entraînant les personnages de plus en plus enivrés dans des considérations toujours plus sombres, voire violentes, confrontant leurs désirs à une réalité qui les dépasse. Ils boivent, dans un dialogue qui n’avance jamais, l’une se plaignant de son mari, l’autre louchant sur les jambes de la première, fantasme masculin par excellence. Pour entrer dans l’univers repoussant de cet instant ressassé, peut-être faut-il savoir que Charles Bukowski était cet américain désabusé dont l’œuvre considérable reflète une existence amère et marquée par la violence. Gaël Leveugle s’empare de cette nouvelle issue d’un recueil de 1973, South Of No North, pour mettre en lumière la solitude extrême de ses personnages transposant leurs désirs l’un sur l’autre, jusqu’à se perdre.

Du désir au sexe brutal, de l’alcool à la violence

Entre cette unique scène multipliée, Gaël Leveugle intercale des intermèdes musicaux et des moments de performance, se muant en pantin désarticulé ou en chanteur, mettant en musique certains poèmes de l’auteur (Run with the Hunted, 1993) ou des extraits de documentaire (Bukowski, Born into this, 2005), tous plus angoissants les uns que les autres (« Nous sommes nés prisonniers de cette atroce fatalité / l’impunité et le meurtre se répandront dans les rues / Il y aura des flingues et des gangs errant partout / La Terre sera rendue stérile »). Le texte très sexuel, dont la répétition entraîne le malaise, est amplifié par les sons stridents en fond de plateau de Pascal Battus assis à un établi, qui rythme la pièce de bruits dérangeants, (ne faites pas l’économie des bouchons d’oreilles distribués en début de pièce). Finalement, les deux personnages interprétés par Charlotte Corman et Julien Defaye (un duo de qualité, humble, qui laisse toute la place nécessaire au texte cru et brûlant), sont le support d’une définition plurielle et tragique du désir : comme un saut dans le vide (illustré au sens premier du terme), comme un besoin d’être reconnu, et enfin comme le miroir de sa propre existence.

Article de Louise Chevillard pour le journal la Terrasse.

Trois questions à Jérôme Varanfrain

Au Luxembourg, on connait Jérôme Varanfrain en tant que comédien, pour avoir joué dans de nombreux films et productions théâtrales, et comme metteur en scène, signataire de plus d’une dizaine de créations théâtrales. Il s’attèle aujourd’hui à mettre en scène Le Banquier anarchiste de Fernando Pessoa, et nous explique le cheminement de la lecture d’un texte qu’il trouva d’abord frustrant à la passion qui l’a animé pour le porter à la scène. Il en livre habilement une vision neuve, fraiche, détonante du récit de l’auteur portugais, véritable pamphlet incendiaire contre la société bourgeoise.

Peux-tu nous relater la genèse de ce projet de création ?
Le Banquier Anarchiste est un ouvrage que j’ai découvert il y a plusieurs années, alors que j’habitais depuis peu au Luxembourg : j’ai été attiré par le titre provocateur et ne connaissant pas bien Pessoa, je pensais que cela pouvait être une porte intéressante à son oeuvre. À vrai dire, la première lecture m’a laissé sur ma faim : je n’y trouvais pas de théories philosophiques surprenantes, mais plutôt un récit assez opaque, presque hermétique. Je refermai le livre un peu frustré. L’oeuvre étant constituée d’un dialogue entre deux amis, l’un voulant démontrer à l’autre, « comment, parce qu’il est anarchiste, il est devenu banquier », pour que cela évoque les dialogues socratiques. Mais, et c’est peut-être le cas pour toutes les « grandes » oeuvres, ce que j’y avais lu, les attitudes du banquier, sa personnalité « oxymoresque » me revenait souvent en mémoire. Je me disais qu’en l’adaptant pour le théâtre, en y découvrant une situation éprouvée par les personnages, cela pouvait devenir un spectacle que je qualifierai d’existentialiste. Le public pourrait assister à l’évolution d’un homme qui expérimente ses théories contradictoires et quelles séquelles cela peut engendrer.

Pourquoi prendre pour fondement de ton spectacle cette oeuvre ô combien symbolique dans l’oeuvre entière de l’auteur portugais, même si clairement marginale dans son corpus ?
Cette oeuvre de Pessoa représente tout ce que notre monde actuel peut porter d’abject et d’attrayant à la fois : le dépassement de soi, la résilience – terme au combien utilisé dans notre monde actuel –, dans un contexte ou l’Autre n’est même plus une projection de soi, mais où il est soit un objet que l’on peut utiliser pour parvenir à ses fins, soit un monstre s’il nous en empêche. Le banquier, sous couvert d’humanisme, nous donne une vision de l’être humain assez désespérée. J’ai cherché à axer mon adaptation autour de ce rapport à l’autre, sur le fait de savoir ce qu’il se passe « en soi quand on se coupe des autres, de sa propre humanité, de cette cohésion sociale ». Il me semblait important aussi d’axer l’adaptation sur l’univers plus poétique de Pessoa, d’ouvrir la pièce à son univers plus complexe, existentiel. Ici, le banquier aura des visions qui le renvoie à ses propres démons, comme Pessoa lui-même les décrivaient. Sans doute, son admiration pour La Divine Comédie de Dante n’est pas anodine.

Par ce discours incisif, provoc’, giflant une société guidée par l’argent et le libéralisme, est-ce une manière pour toi de tacler ce pays banquier dans lequel ta pièce trouve ses premières dates, comme une sorte de mise en abyme des débats que tu souhaites porter ici ?
Ce sont des anarchistes qui s’ignorent alors… Mais en effet, dans un certain sens, oui… Le Luxembourg est un pays qui m’a énormément apporté sur le plan personnel et professionnel. Mais j’ai l’impression qu’il devient un monstre de fric : des trilliards y circulent. Je me sens un peu comme ce banquier : à la fois acteur de ce pays, dans tous les sens du terme, et étranger, seul. Je suis très touché quand je vois ces jeunes qui sortent des grandes écoles annoncer qu’ils refusent de participer à ce monde tel qu’il est. Et en même temps, je reste circonspect et pessimiste : j’ai toujours l’impression que notre société libérale parvient à englober et à tirer profit des révoltes qu’elle suscite. Cela nous rend schizophrène…

Entretien avec Charles Tordjman

Conte sur la Shoah, empli de délicatesse et de force, le texte de Jean-Claude Grumberg, l’un des auteurs français contemporains les plus joués dans le monde, est adapté pour la scène par Charles Tordjman. Le Escher Theater accueille ce spectacle, La plus précieuse des marchandises, le mardi 22 novembre prochain.

Quelle a été votre réaction, vous qui connaissez si bien Jean-Claude Grumberg, à la première lecture de ce texte ?
Lorsque j’ai commencé à lire La plus précieuse des marchandises, c’était dans un autobus. Jean-Claude venait de me donner un exemplaire du livre sorti tout chaud de l’imprimerie des éditions du Seuil. J’ai ouvert négligemment le livre en me promettant de le lire chez moi. Allez savoir pourquoi, j’ai commencé les premières lignes, puis fini la première page et la seconde et ainsi de suite. Au bout de 50 minutes, une main est venue tapoter mon épaule – la gauche. C’était le chauffeur de l’autobus qui m’avertissait avec douceur que nous étions arrivés au terminus. J’avais juste fini la lecture. J’étais bouleversé. Le jour même j’appelais Jean-Claude pour lui dire combien son livre était beau et qu’il fallait que ces mots soient dits sur les planches d’un Théâtre. Tout était d’une évidence forte.

Pour vous, s’agit-il d’un conte, d’une fable, d’un poème ? 
Je suis sorti du conte et de l’autobus, bouleversé. Et ce qui nous bouleverse c’est le frottement permanent entre ce qui se présente et se développe comme un conte, et une réalité dont il est issu et dont nous savons qu’elle est le début de la fin de l’humanité. À chaque bifurcation du récit, à chaque nouvel épisode, nous rêvons que la fiction retourne le réel comme on le ferait d’un gant. On imagine à chaque apparition d’un nouveau personnage que la tragédie n’arrivera pas, que cela n’est pas possible. Alors oui, parfois le réel s’évanouit, l’issue s’efface et la lecture se poursuit bien heureusement en reculant la catastrophe finale. Il s’agit bien d’un conte, puisqu’il y a une bûcheronne et un bûcheron affamés, vivant dans une sombre forêt, entourés de personnages hostiles, il y a la terreur d’un train dont on ne sait d’où il vient, ni où il va semant des messages sur son passage… Mais le conte rend pourtant compte de faits réels, de personnages réels, d’une catastrophe réelle. Non, la réalité n’existe pas, nous dit Jean-Claude, cela n’existe pas, c’est une fiction. Et c’est cela qui nous bouleverse, cette façon de refouler l’histoire. Et ce refoulement, ce déni, nous serre la gorge parce que nous savons.

Comment allez-vous éviter l’écueil de la représentation d’une histoire vraie ?
Je ne raconterai pas ce conte en le plaquant sur du « réel » des années 42-43. Ce serait annuler le frottement qui est à l’œuvre entre fiction et réalité. C’est un chœur de conteurs qui entre en scène. Je ne sais pas encore d’où vient ce chœur. D’un autre temps, c’est sûr. D’un temps d’après la catastrophe. Ce sont peut-être des anges qui reviennent sur les lieux de la catastrophe pour interroger la marche d’une humanité qui s’est essayé en 42-43 à supprimer l’humanité. Alors, ce sont des mots incroyablement simples qu’ils utiliseront pour nous dire que la
plus précieuse des marchandises, c’est encore la vie.

Comment représenterez-vous les lieux du conte ? La forêt, le train, la cabane des bûcherons ? La neige ?
Il n’y aura ni vraie forêt, ni vrai train, ni cabane. Ce qui demeurera, c’est la peur, la terreur même. Je sais que le père de Jean-Claude, mort à Auschwitz, était tailleur, et qu’avant d’être Grumberg, Jean-Claude aussi était tailleur. Dans un espace faisant allusion à une architecture industrielle délaissée, nous poserons quelques machines à coudre musicales, qui a elles seules diront les peurs soudaines d’un train traversant une forêt, ou les violences exercées sur des corps.

Travaillez-vous avec Grumberg à l’adaptation du texte ?
Jean-Claude m’a laissé libre d’adapter comme je le voulais son récit. Mais comme ce récit est un conte, il lui ira bien d’être conté comme on le fait à des enfants en n’omettant rien de sa capacité à faire sourire, à faire peur, à hausser la voix, à chuchoter… Il lui faudra être joué comme on le fait au théâtre… Et comme l’histoire est effrayante, nous convoquerons les ombres, les sons aigus, les frayeurs, tout en sachant que nous pouvons nous faire plaisir dans l’exercice, puisque Jean-Claude nous dit que rien n’est vrai de tout cela.

Propos recueillis par Pierre Notte pour le Théâtre du Rond Point.

3 questions autour de „Good Girls“

L’actrice, scénariste et réalisatrice luxembourgeoise Larisa Faber livre au Escher Theater une comédie musicale irrévérencieuse sur l’avortement, Good Girls, manifestant le droit des personnes à l’autonomie de leur corps. Une pièce très à propos et essentielle présentée dans le cadre d’Esch2022, couplée à la publication d’un recueil illustré en partenariat avec le Planning Familial.

Bonjour Larisa, tu es interprète, comédienne, performeuse, écrivaine, dramaturge, cinéaste, documentariste, metteure en scène… Autour de ces nombreuses fonctions que tu prends à bras le corps pour la déclinaison d’un travail artistique, comment définirais-tu ta pratique et, immergée personnellement dans ton processus créatif, comment te définirais-tu toi-même en parallèle à celle-ci ?

Je dirais que je suis actrice et scénariste/réalisatrice, même s’il m’a fallu du temps pour maîtriser les deux dernières professions. Je m’autoproduis aussi pour faire advenir mon propre travail, ce qui me prend un temps considérable. Ce travail est invisible et non rémunéré. Si vous êtes auto-producteur, vous finissez par faire de nombreux autres métiers : administrateur, comptable, relation presse, tour manager, directeur de production… En tant qu’actrice, je fais partie de l’imaginaire de quelqu’un d’autre. En tant que scénariste/réalisatrice, je fais le monde. C’est un processus différent, à la fois artistiquement et en termes de pratique. En tant qu’actrice, je me sens un peu plus protégée : je peux jouer dans le monde de quelqu’un d’autre. Si vous êtes la seule à inventer le monde et que vous ne trouvez pas votre public, c’est vraiment nul. Cela peut être un processus plus difficile, mais extrêmement gratifiant.

Inspirés de tes origines roumano-luxembourgeoises et de tes interrogations en tant qu’individu, comme de tes combats en tant que femme, tes écrits explorent le vieillissement, les choix reproductifs féminins et la migration. Alors que précédemment, ta pièce stak bollock naked évoquait déjà la condition de la femme face à son horloge biologique et sa capacité à « retrouver » l’appartenance de son corps, dans Good Girls tu déploie un nouveau volet de ce débat autour de l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG). Peux-tu nous raconter la genèse de cette dernière création théâtrale ?

J’ai avorté et je me suis sentie soulagée. Ce qui a été traumatisant dans cette expérience, c’est le jugement que j’ai ressenti de la part de divers professionnels de la santé et la stigmatisation sociale qui isole les gens, pas la décision ou la procédure. Après mon expérience, j’ai pensé : maintenant je devrais ressentir des regrets. C’est ce que la société me dit. Que c’est un traumatisme. Je n’ai rien ressenti de tout cela. En grandissant, l’avortement n’a jamais été un sujet tabou car il faisait partie de la réalité vécue par de nombreuses personnes pendant la dictature communiste en Roumanie. Toute forme de contraception était illégale afin de forcer les gens à avoir des enfants, pour construire la grande nation roumaine. J’ai grandi avec ces histoires de famille : expropriation, russification forcée, absence d’autodétermination corporelle. Tout cela coexistait autour de la table du dîner.

Au fait, je pense que l’acronyme français « IVG » est une échappatoire. Trois lettres conçues pour voiler un acte médical et le rendre « acceptable ». Dites simplement avortement. C’est une réalité.

Suite à plusieurs interviews que tu as réalisée au Luxembourg, en Lituanie et au Royaume-Uni auprès de personnes ayant vécu un avortement, tu formules une comédie musicale irrévérencieuse basée sur ces histoires. Pourquoi choisir l’humour pour traiter un sujet aussi dramatique, stigmatisant et douloureux ?

Une nuit, je me suis engouffrée dans le trou noir et profond d’Internet et je suis tombée sur une collection d’histoires d’avortement sur le site de The Guardian. Une personne a été citée et disait : « Les seuls commentaires que vous n’entendrez jamais de la part de personnes qui ont avorté sont des histoires vraiment déchirantes (…). Vous voyez ces histoires dans les feuilletons tout le temps et je comprends pourquoi. C’est un bon drame. C’est vraiment important que les gens aient des témoignages de femmes qui ont avorté et qui se sentent vraiment bien face à ce sujet ». J’ai alors pensé : parfait. Permettez-moi de faire exactement le contraire de cela, une comédie musicale. Laissez-moi plutôt faire des blagues, des danses et des chansons. Soyons irrévérencieux, crus, effrontés et voyons ce que cela donne. Cela ne veut pas dire que la décision de se faire avorter est amusante, il ne s’agit pas de cela. Mais plutôt du fait que l’avortement fait et a toujours fait partie de la vie. Et en tant que tel, cela n’a aucun sens de le reléguer à un genre. Faire une comédie musicale sur l’avortement est une façon de se demander : pourquoi ne puis-je pas plaisanter sur mon expérience ? Qui peut me dire sur quoi je peux ou ne peux pas plaisanter dans ma propre expérience vécue ? Et il s’avère que d’autres ressentent la même chose.

Propos recuillis par Godefroy Gordet, parus sur Culture.lu.

L’Ariston, nouvelle salle du Escher Theater

Ça y est, nous y sommes. Après deux ans de travaux, l’Ariston a ouvert ses portes en juin 2022. Cette nouvelle salle, située à deux pas du Théâtre, en plein centre, fait donc partie intégrante du Escher Theater. Avec ses 174 places – contre 517 au Théâtre – l’Ariston vient compléter et diversifier notre offre. Sa configuration en « black box » assortie d’un dispositif scénique à la pointe de la technologie permet de repousser toujours plus loin les limites du spectacle intimiste et innovant.

Facilitée et accélérée par le projet Esch 2022 – Capitale européenne de la culture, la rénovation de ce cinéma, dont le projecteur s’est définitivement éteint en 2016, donne un sacré coup de jeune au bâtiment classé Monument Historique. Un nouveau bar est aménagé où boissons fraîches et petits encas vous seront proposés. Des loges pour les artistes, une salle municipale moderne, une remise de costumes et des bureaux ont également été inclus dans le projet de rénovation. On s’y retrouve dès le 30/09 pour le spectacle Les Arrière-Mondes !

Recherche de figurant·es pour le spectacle „Leurs enfants après eux“

Le Escher Theater et le Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine sont à la recherche de figurant·es à l’occasion de la création du spectacle Leurs enfants après eux, adaptation théâtrale du roman éponyme de l’écrivain lorrain Nicolas Mathieu, lauréat du prix Goncourt 2018. Soutenu par Esch2022 – Capitale européenne de la culture, le spectacle sera présenté à Esch-sur-Alzette en octobre et à Nancy en décembre 2022.

PROFILS RECHERCHÉS
• 2 femmes et 4 hommes francophones, pour jouer des habitant·es du pays thionvillois et/ou des ex-sidérurgistes, pour des scènes de groupe (enterrement, fête du 14 juillet…).
• âge : 50-70 ans
• expérience de scène souhaitable – peu ou pas de texte.

DATES DE DISPONIBILITÉS EN 2022
à Esch-sur-Alzette
• quelques jours en septembre
• lors des répétitions finales du 3 au 12 octobre
• les jours de représentation : 12, 13, 14, 18, 19, 20 et 22 octobre
à Nancy (pour 3 des figurant·es seulement)
• répétition le 6 décembre
• les jours de représentation : 7, 8 et 9 décembre

SYNOPSIS
Le spectacle nous plonge dans les années 90, au milieu de hauts-fourneaux qui ne brûlent plus, quelque part en Lorraine, pas loin du Luxembourg. Il raconte la mémoire d’une région et d’une jeunesse en quête de sens. On y fait la connaissance de l’impétueux Anthony, de son père explosif et de sa mère résignée, de son intrépide cousin, de l’indescriptible Steph et de sa pétulante copine Clem, du téméraire Hacine et de ses potes de la ZUP, de la merveilleuse Coralie et de la Luxembourgeoise Evelyne. Ensemble, ils vont vivre quatre étés ; quatre épisodes de vie, de 1992 à 1998.
En adaptant le roman de Nicolas Mathieu, l’équipe artistique a eu envie de raconter cette Grande Région : Esch et la vallée de la Fensch ont un passé sidérurgique commun. Et si les hauts-fourneaux se sont éteints des deux côtés, les conséquences socio-économiques ont eu des retombées différentes de part et d’autre de la frontière.

Renseignements supplémentaires et candidature avant le 1er septembre 2022 par courriel : francis.schmit(at)villeesch.lu

 

Barrierefreiheitsfunktionen

Schriftgröße
100 %
Zoomen
100%