“Abysses” : l’histoire du projet

Dans Abysses, l’auteur sicilien Davide Enia nous emmène sur l’île de Lampedusa, à la rencontre de ces femmes et de ces hommes qui, fuyant les guerres et les famines, ont vu leurs espoirs d’une vie meilleure se fracasser en mer. La metteure en scène Alexandra Tobelaim nous parle de la génèse de ce projet de théâtre dont deux représentations auront lieu au Escher Theater les 9 et 10 février.

En septembre 2011, je découvrais lors d’une commande de mise en lecture dans le cadre d’Actoral et de Face à Face, le texte Italie-Brésil 3à2 de Davide Enia. Solal Bouloudnine était l’acteur/lecteur de cette aventure. Une rencontre. Je dis souvent que c’est le texte qui nous a choisi, car rien ne nous prédisposait à monter ce texte, et encore moins à le jouer plus de 160 fois durant 6 ans. Ce fût une belle et grande aventure que nous avons arrêté à l’été 2018. Lorsqu’on a partagé tant de choses ensemble, on se dit que le chemin à faire est encore devant nous, et Solal et moi-même, comédien et metteuse en scène, voulions continuer ensemble ce chemin.

Au mois d’octobre 2018, le traducteur d’Italie-Brésil 3à2, Olivier Favier, m’envoie le nouveau texte de Davide accompagné de ce mot : « Davide vient de m’envoyer son dernier texte, L’Abisso, qu’il a écrit sur les migrants et Lampedusa. Un texte relativement bref, vingt-cinq pages – je te l’envoie en italien pour te donner une idée- je l’ai parcouru et c’est fort, ça part de rencontres, d’échanges… ».

Ces mots d’Olivier parlant d’un texte sur les personnes réfugiées auguraient d’un écrit sans complaisance car c’est son sujet depuis 2012. En effet, cet historien de formation parcourt la France depuis lors pour alerter sur la situation dans la corne de l’Afrique ; il a lui-même écrit un très très beau témoignage sous forme de livre documentaire Chroniques d’exil et d’hospitalité.

Le texte n’étant pas encore traduit, je le lis dans sa langue d’origine (l’italien), qui n’est pas tout à fait la mienne, mais un peu quand même. Et malgré la distance de la langue, je suis prise dans la force de ce récit. Récit dans lequel Davide met des mots sur la complexité de l’humain dans ce rapport aux migrants, à cette crise humanitaire qui se déroule sur les plages du Sud de l’Europe et dans nos villes. Des bouts d’histoires qui racontent sans complaisance ces hommes et ces femmes qui arrivent sur ces plages, ces « vies » venues trouver l’espoir d’une existence meilleure en Europe. Le texte donne aussi la parole à celles et ceux qui accueillent des femmes et des hommes convaincus mais pas seulement.

Le texte n’amène aucune réponse. Il nous permet d’entrevoir d’un peu plus près la réalité de celles et ceux qui font ces sauvetages en mer, celles et ceux qui sont là pour accueillir ou pas, sans jugement. Comme par exemple le gardien du cimetière qui ne peut se résoudre à ne laisser aucune trace de ces vies, malgré la quantité de corps à enterrer. S’entremêle à ce récit du monde en marche, l’histoire plus intime plus personnelle du narrateur, de Davide avec son père. L’histoire d’un fils et son père dans une relation où les mots font défaut, où règne le silence. Le temps du récit, ces deux histoires se superposent. Elles sont animées de la même fragilité, toutes deux nourries d’espoir.

Ce qui est beau dans ce texte, comme dans la vie, c’est qu’il est construit de « petites choses de rien », d’actes du quotidien. Rien d’héroïque. Loin des grands discours, ces « petites choses de rien » font sens. Elles le font d’autant plus sur un plateau de théâtre car à cet endroit-là, à l’abri de la lumière du dehors, on peut leur rendre hommage dans toutes leurs dimensions et redonner ainsi une place à l’humain.

Le théâtre est juste, nécessaire et joyeux dans cette fonction-là.

D’autant qu’il y a urgence à livrer cette parole qui ne participe pas à la stratégie actuelle de l’information, celle qui nous condamne à l’émotion en nous éloignant de la complexité des situations et de leurs origines, et qui peut-être nous réduit à l’inaction, tétanisés par la quantité de détresse qui se déverse en Europe. C’est ici la parole d’un poète qui nous permet de vibrer, d’entrevoir cette réalité dans sa dimension humaine, qui redonne courage, foi et énergie.

Il y a donc l’urgence, à dire cela, à écouter cela aujourd’hui.

Alexandra Tobelaim

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