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Entretien avec les soeurs h

Connues pour leurs narrations originales, leurs vidéos expérimentales et une musique live déconcertante, les performances des sœurs h et Maxime Bodson sont des créations satellites qui détonnent à coup sûr. Deux représentations de Totale éclipse auront lieu au Escher Theater les 17 et 18 mai, avec un message percutant  : exister, sans compromis, bien au-delà des sempiternels poncifs et stéréotypes. 

Totale Eclipse n’est pas une première mais s’inscrit plutôt dans un chantier au long cours, celui de questionner les normes, les cadres, de ne pas rechercher une forme homogène.
Marie Henry : Avec Isabelle, nous essayons toujours de réinterroger notre manière de travailler ensemble. C’est important pour ne pas nous ennuyer et cela nous permet de créer aussi des objets toujours un peu différents. Nous travaillons en ping-pong : une fois, c’est elle qui apporte en premier la matière visuelle, une fois c’est moi qui vient avec la matière textuelle, une autre fois c’est Maxime avec sa proposition musicale, une fois c’est le côté plus performatif qui est mis en avant, etc. Nous sommes donc passées par différentes formes : d’abord des vidéos, puis des installations vidéo, puis des « espaces narratifs hybrides » avec Maxime qui jouait en live sur les projections, puis de la performance avec deux adolescentes sur scène qui agissaient d’une manière picturale dans l’image, et puis, ici, à quelque chose de plus théâtral, avec Augusta (sa fille).

Dans Totale Eclipse on voit notamment des enfants et des personnes âgées : comment vous est venu ce choix de porter l’attention particulièrement sur elles et eux ?
M. H. :Tout d’abord, comme Augusta le dit dans son texte forcé, « pour des contraintes économiques, pas pour des raisons sentimentales » ! Tout comme nous avions Augusta sous la main, nous avions pendant les vacances d’été nos parents à disposition. Nous devions filmer vite. En quelque sorte, les « comédien·nes » étaient tout trouvé·es. Il est vrai qu’en plus de ce travail « familial-artisanal » qui nous caractérise, nous ne travaillons jamais avec des comédien·nes professionnel·les. Pour nous, il n’y a aucun intérêt à savoir jouer. Ça dessert même un peu. Quand Isabelle filme, elle ne fait que donner des consignes telles que : marche, recule, tourne le visage, fais semblant de lécher une glace, etc. Tout le monde est capable de le faire ! Nos parents étaient assez ébahis à vrai dire de ce qu’on leur demandait… Et puis cette contrainte a fait sens. Nous avons trouvé intéressant de mettre en miroir la jeunesse et la vieillesse. Car ce sont finalement deux groupes qui posent la question du cadre. Cadre dans lequel nous les maintenons, enfermons, ou duquel on les exclue. Aux enfants on dit : fais ceci, fais cela, ne fais pas ça, attention à… Et à qui demandons-nous de sortir du cadre ? De devenir presque invisibles ? Aux personnages âgées, qui ne représentent plus un marché économique et nous renvoient à la vieillesse qu’on ne veut pas voir. Mais encore une fois, parler du fait qu’on met au ban de la société les personnes âgées et que les enfants sont enfermé·es dans nos attentes n’était pas le point de départ : cela s’est construit en cours de route.

Isabelle Henry Wehrlin : Avec une thématique comme « Tout est possible », nous ne voulions pas traiter de sujets « in », comme la question du genre par exemple. Car cela aurait été trop dans le cadre du moment, justement… Mais plutôt porter une attention sur ce qui se joue discrètement au quotidien, ce qui se montre moins, intéresse moins.

Au niveau formel, Totale Eclipse cherche à dérouter, à surprendre : par quels moyens avez-vous cherché à contrer les attentes ?
M. H. : Nous ne cherchons jamais à traduire un seul message mais plusieurs, en jouant avec les couches narratives. Nous déconstruisons toutes les deux une forme de pensée linéaire, par le travail de l’image, l’écriture fragmentée et la musique de Maxime qui n’est pas spécialement « narrative ». Nous déroutons donc toujours un peu par ce travail en multicouches, qui parle à chacun·e d’une manière différente et renvoie finalement les spectateurs et spectatrices face à leur propre histoire. Comme il y a des manques et des confrontations de narration, ils et elles doivent un peu lâcher prise, et c’est aussi une demande qui peut dérouter. Être face à un sens unique est plus confortable. Et c’est vrai que nous aimons particulièrement brouiller les pistes, et placer les spectateurs et spectatrices face à leurs ambivalences ou contradictions. La morale est vraiment quelque chose qui ne nous intéresse pas et fuyons à tout prix. Nous préférons questionner : qu’est-ce que ça provoque chez moi de voir une représentation d’un corps âgé ? Avons-nous vraiment évolué dans le rapport hommes-femmes ? Ne sommes-nous pas toujours enclin·es à répondre à des attentes ?

Propos recueillis par Culture & Démocratie

« Abysses » : l’histoire du projet

Dans Abysses, l’auteur sicilien Davide Enia nous emmène sur l’île de Lampedusa, à la rencontre de ces femmes et de ces hommes qui, fuyant les guerres et les famines, ont vu leurs espoirs d’une vie meilleure se fracasser en mer. La metteure en scène Alexandra Tobelaim nous parle de la génèse de ce projet de théâtre dont deux représentations auront lieu au Escher Theater les 9 et 10 février.

En septembre 2011, je découvrais lors d’une commande de mise en lecture dans le cadre d’Actoral et de Face à Face, le texte Italie-Brésil 3à2 de Davide Enia. Solal Bouloudnine était l’acteur/lecteur de cette aventure. Une rencontre. Je dis souvent que c’est le texte qui nous a choisi, car rien ne nous prédisposait à monter ce texte, et encore moins à le jouer plus de 160 fois durant 6 ans. Ce fût une belle et grande aventure que nous avons arrêté à l’été 2018. Lorsqu’on a partagé tant de choses ensemble, on se dit que le chemin à faire est encore devant nous, et Solal et moi-même, comédien et metteuse en scène, voulions continuer ensemble ce chemin.

Au mois d’octobre 2018, le traducteur d’Italie-Brésil 3à2, Olivier Favier, m’envoie le nouveau texte de Davide accompagné de ce mot : « Davide vient de m’envoyer son dernier texte, L’Abisso, qu’il a écrit sur les migrants et Lampedusa. Un texte relativement bref, vingt-cinq pages – je te l’envoie en italien pour te donner une idée- je l’ai parcouru et c’est fort, ça part de rencontres, d’échanges… ».

Ces mots d’Olivier parlant d’un texte sur les personnes réfugiées auguraient d’un écrit sans complaisance car c’est son sujet depuis 2012. En effet, cet historien de formation parcourt la France depuis lors pour alerter sur la situation dans la corne de l’Afrique ; il a lui-même écrit un très très beau témoignage sous forme de livre documentaire Chroniques d’exil et d’hospitalité.

Le texte n’étant pas encore traduit, je le lis dans sa langue d’origine (l’italien), qui n’est pas tout à fait la mienne, mais un peu quand même. Et malgré la distance de la langue, je suis prise dans la force de ce récit. Récit dans lequel Davide met des mots sur la complexité de l’humain dans ce rapport aux migrants, à cette crise humanitaire qui se déroule sur les plages du Sud de l’Europe et dans nos villes. Des bouts d’histoires qui racontent sans complaisance ces hommes et ces femmes qui arrivent sur ces plages, ces « vies » venues trouver l’espoir d’une existence meilleure en Europe. Le texte donne aussi la parole à celles et ceux qui accueillent des femmes et des hommes convaincus mais pas seulement.

Le texte n’amène aucune réponse. Il nous permet d’entrevoir d’un peu plus près la réalité de celles et ceux qui font ces sauvetages en mer, celles et ceux qui sont là pour accueillir ou pas, sans jugement. Comme par exemple le gardien du cimetière qui ne peut se résoudre à ne laisser aucune trace de ces vies, malgré la quantité de corps à enterrer. S’entremêle à ce récit du monde en marche, l’histoire plus intime plus personnelle du narrateur, de Davide avec son père. L’histoire d’un fils et son père dans une relation où les mots font défaut, où règne le silence. Le temps du récit, ces deux histoires se superposent. Elles sont animées de la même fragilité, toutes deux nourries d’espoir.

Ce qui est beau dans ce texte, comme dans la vie, c’est qu’il est construit de « petites choses de rien », d’actes du quotidien. Rien d’héroïque. Loin des grands discours, ces « petites choses de rien » font sens. Elles le font d’autant plus sur un plateau de théâtre car à cet endroit-là, à l’abri de la lumière du dehors, on peut leur rendre hommage dans toutes leurs dimensions et redonner ainsi une place à l’humain.

Le théâtre est juste, nécessaire et joyeux dans cette fonction-là.

D’autant qu’il y a urgence à livrer cette parole qui ne participe pas à la stratégie actuelle de l’information, celle qui nous condamne à l’émotion en nous éloignant de la complexité des situations et de leurs origines, et qui peut-être nous réduit à l’inaction, tétanisés par la quantité de détresse qui se déverse en Europe. C’est ici la parole d’un poète qui nous permet de vibrer, d’entrevoir cette réalité dans sa dimension humaine, qui redonne courage, foi et énergie.

Il y a donc l’urgence, à dire cela, à écouter cela aujourd’hui.

Alexandra Tobelaim

Entretien avec Karl Biscuit

Marcia Barcellos et Karl Biscuit, alias Système Castafiore, n’ont pas leur pareil pour créer des mondes fantastiques d’une beauté envoûtante. Kantus, créé à Grasse où leur compagnie est installée, dans le cadre du Festival de Danse de Cannes, ne fait pas exception. Une représentation est programmée au Escher Theater le 19 janvier. 

Quel est le point de départ du projet ?
Une archéologie du futur. On observe qu’à travers les âges et les cultures, la représentation de mondes disparus est un sujet constant : culte des ancêtres, esprits des morts, figures animales sacrées. L’imaginaire se mêle à la mystique dans une quête ontologique. Qu’en sera t-il dans notre futur, promis à la sixième extinction des espèces ? C’est ce que nous avons imaginé, à travers les activités de personnages hybrides qui organisent une sorte de cérémonie, un rituel mystérieux, voué à célébrer une époque révolue, sans doute la nôtre. Enfin, nous abordons la question de la spiritualité, aujourd’hui bien souvent confisquée par toutes sortes d’orthodoxies, de fondamentalismes et de dérives sectaires. Nous évoquons une humanité des temps futurs qui se confronte gaiement à la notion de transcendance.

On retrouve souvent la même équipe de création. Est-ce que vous créez en collectif ?
Nous tentons de prolonger, à notre façon, les travaux d’Alwin Nikolais, chorégraphe de l’« Art total » dont nous fûmes élèves. Dans nos pièces, il n’y a pas de subordination entre les disciplines : danse, musique, costumes, lumières, décors, vidéos et machineries théâtrales participent de la conception du spectacle. C’est donc un travail d’équipe qui s’appuie sur de multiples compétences. Il y a une direction artistique assumée par Marcia Barcellos et Karl Biscuit, on ne peut parler de collectif. Pour autant , les danseurs participent à l’écriture chorégraphique et les artistes qui nous accompagnent apportent énormément par leur créativité et leur talent. Être fidèles à nos équipes est le gage d’une grande complicité : par exemple, avec Christian Burle et Jean-Luc Tourné qui partagent nos aventures depuis plus de vingt ans ! Pour Kantus, nous avons pu donner une dimension « opératique » grâce à la présence de quatre chanteurs sur scène. Ils interprètent des chants polyphoniques a cappella, écrits et arrangés pour le spectacle. Ils sont aussi partie prenante de la mise en scène et incarnent des personnages. Avec neuf interprètes, les voix se conjuguent au mouvement dans ce projet immersif.

Vous êtes précurseurs dans la « création hybride » y a-t-il des pistes techniques que vous souhaitez développer par la suite ?
A l’époque du métaverse, l’art du théâtre est-il désuet ? Au contraire, sommes-nous susceptibles de nous approprier les avancées technologiques pour inventer de nouvelles formes ? C’est ce que l’histoire de nos métiers semble indiquer. Qu’il y ait donc des rideaux qui s’ouvrent sur ces mondes où le réel se mêle à l’imaginaire pour encore nous émerveiller !

Propos recueillis par le Théâtre National de Chaillot

Patrice Thibaud nous parle de son spectacle « Coyote »

« Pourquoi l’homme blanc ne se comporte-t-il pas en etre humain ? » Cette phrase, écrite sur un poster représentant le chef amérindien Sitting Bull, est restée accrochée aux murs de ma chambre toute ma jeunesse. J’ai toujours eu en tête de faire un spectacle autour de la sagesse des peuples premiers et de faire entendre leurs paroles, leur philosophie mais surtout leur humour.

Formatés par l’image caricaturale des indiens dans les westerns les montrant toujours impérieux et sévères, nous ignorions que ces peuples étaient dotés d’un très grand sens de la gaieté et adoraient rire.

J’ai eu la chance de partager leur vie pendant six semaines en 1992. Dans les réserves Apache, Navaho, Hopi et Zuni de l’Ouest américain. Un voyage initiatique qui m’a marqué à jamais. J’ai partagé leur quotidien et leurs coutumes encore vivaces aujourd’hui malgré tout. Et nous avons ri, beaucoup ri ensemble. Beaucoup de tribus avaient leur propre clown, personnage essentiel et sacré à leurs yeux.

De véritables chamans pratiquant la médecine du rire. Les Amérindiens et les peuples vivant au plus près de la nature ont développé toute une mythologie animalière. Le Coyote en fait partie. Grâce à ses aventures cocasses, les enseignements philosophiques étaient transmis avec légèreté.

Endossant le rôle de Coyote, ce sont ces mêmes messages que je voudrais partager avec vous aujourd’hui en m’inspirant des clowns Hopi et de leur costume traditionnel rayé de larges bandes noires et blanches.

Totalement subversifs, leur esprit caustique et leurs bouffonneries tournent en dérision les figures du pouvoir, de l’homme blanc, de son égocentrisme, de son savoir, de son hygiène, de son rapport à l’autre, à la nature, au cosmos et à la mort.

Coyote c’est aussi une aventure sensorielle, faite de chants d’oiseaux, d’odeurs, d’orages, de cris d’animaux, de bruits d’insectes, de couleurs, de musique, de rires et de larmes.

Coyote, c’est prouver, avec humour et dérision, que ces peuples ont tout à nous apprendre pour sauver notre planète tant qu’il en est encore temps. Il est urgent d’entendre leur discours pour ne plus se croire au centre de l’univers mais faisant partie d’un tout, comme au théâtre.

Patrice Thibaud

Entretien avec Ousmane Sy

D’origine malienne et sénégalaise, Ousmane « Babson » Sy, champion du monde et figure phare du mouvement hip-hop en France et à l’étranger, est décédé subitement en décembre 2020. Queen Blood (le 29 septembre au Escher Theater) est son ultime création.

Votre univers, sa singularité, vous la définiriez comment ?
Je défends le « clubbing » sur le plateau. On peut me définir par le hip-hop, mais c’est le « clubbing » qui définit le mieux mon travail aujourd’hui. On dit : « Une musique pour toutes les danses, et une maison pour toutes les cultures ». J’essaie de rassembler tout ce que j’ai pu voir en France ou ailleurs. J’ai vécu dans des endroits très différents, je veux m’inspirer de tous les gens que j’ai pu rencontrer, que je connais. Je m’en inspire pour créer, même si cela peut paraître très utopique, j’ai le sentiment de connaître un petit peu tout le monde, et de pouvoir rassembler par le « clubbing » et la « house music », tout ce que je sais d’eux sur le plateau.

Le « clubbing », c’est l’esprit de fête ? La boule à facette, le DJ ?
Pas forcément ! Et même pas du tout ! C’est un esprit de rassemblement, de retrouvailles, de rencontres. On vient oublier ses problèmes, ses peurs. On vient écouter de la musique, on vient draguer, se consoler… C’est l’endroit où se retrouvent et se rencontrent des gens qui ont une chose en commun : la musique, la « house ». La fête, ou la joie, ce serait réducteur : il y a des gens qui ont besoin de se retrouver et de danser pour sortir du chagrin, pour oublier, bouger, survivre.

Le « clubbing », c’est ici un groupe exclusivement féminin… Sept danseuses…
Queen Blood s’inscrit dans la continuité de mes précédents spectacles… Je suis toujours resté dans mes deux thématiques principales : la house et l’Afrique, donc la « Afro House ». Mais cette danse est plutôt androgyne, comme d’autres danses hip-hop. C’est un mélange des genres, on est au-delà des questions du masculin et du féminin quand on entre dans la « house ». Là, il se trouve qu’on a des personnalités féminines, mais j’aurais pu aussi bien créer King Blood !

Queen Blood, c’est aussi le sang noble ? Qu’est-ce que c’est ?
Pour le titre, je me suis inspiré du bambara, la langue du Mali. Là-bas, on parle de « sang noble », on a choisi Queen Blood, ou « sang de reine », pour parler de la dignité, de la beauté, de la grandeur des femmes et des minorités. On est parti du postulat musical, tout part du rythme, de la musique. C’est elle qui insuffle l’énergie : la musique engendre des émotions sur les gens qui sont au plateau, c’est un voyage musical. La musique impose les mouvements et les sensations. Chacun peut choisir sa propre grille de lecture. Ce sont des identités au service de l’entité. On voit des personnalités, on les découvre, on les voit évoluer, on les rencontre… Le spectateur se raconte ses propres histoires. Elles jouent ensemble ou non, commencent par des « battles », s’affrontent, et se présentent, on part de la force collective, commune, et on rencontre des personnalités plus subtiles, on découvre leurs histoires, plus intimes.

Est-ce que Queen Blood représente le monde d’aujourd’hui, le dénonce ?
À travers la danse, on expose des influences afro-caribéennes. Mais la pièce a été écrite en 2017, bien avant le mouvement « Black Lives Matter »… Ça n’est pas le projet de Queen Blood, ce n’est pas son origine. Mais le spectacle se lit évidemment autrement aussi, aujourd’hui, avec tout ce qui se passe dans le monde. La danse et l’actualité se font écho…

Propos recueillis par Pierre Notte en 2020 pour le Théâtre du Rond Point, Paris

Édito de la Directrice, Carole Lorang

Voilà cinq ans que je travaille pour le Escher Theater. Une de mes grandes priorités était d’attirer de nouveaux publics et de fidéliser les habitué·es.
L’identité artistique d’un théâtre implanté dans une ville comme Esch, riche de multiples influences culturelles, se construit dans le dialogue avec les différents publics. Nous essayons de tenir compte des réalités de notre région, pour proposer des spectacles qui permettent la diversité et la mixité tant sur nos plateaux que parmi les spectateur·rices.
Nos circassien·nes, chorégraphes et danseur·euses viennent des quatre coins du globe. Nos pièces de théâtre reflètent les défis auxquels le monde doit faire face au XXIe siècle, ou traitent de thèmes universels comme celui — pour la saison 23/24 — du poids des secrets de famille et des non-dits qui se transmettent souvent d’une génération à l’autre (Escher Bouf, Escher Meedchen, Union Place, Der Pelikan, Leurs enfants après eux). Constamment, nous cherchons à développer une programmation pour un public jeune et familial mais aussi pour les écoles. Afin de faciliter l’accès à notre institution et l’échange entre artistes et publics, nous proposons des ateliers, des rencontres, des répétitions ouvertes ou d’autres moments simples et conviviaux. En assumant sa mission de service public, le Escher Theater souhaite précisément défendre la nécessité de l’échange de points de vue et du dialogue animé et vivant.
Le théâtre, de par sa nature, naît d’un conflit, d’une tension. Il se nourrit d’événements forts et surprenants qui stimulent notre imaginaire et nous amène soit loin de notre quotidien, soit au centre de nos préoccupations. Encore et surtout, je veux continuer à me battre pour un théâtre où circulent des pensées intelligentes, des attitudes empathiques, où s’affirment des mots qui touchent par leur force et justesse, dits et portés par des artistes de toutes générations et de toutes cultures.

Entretien avec Jean-Claude Gallotta, chorégraphe de « Pénélope »

Après les enivrants L’Homme à tête de chou et Le Jour se rêve, le grand pionner de la Nouvelle danse Jean-Claude Gallotta revient au Escher Theater le mercredi 22 février 2023 avec le ballet Pénélope.

Qui est-elle, cette Pénélope ? Une femme soumise ? Une femme qui attend ? Une femme qui résiste ?
Je crois que le personnage de Pénélope échappe justement à toute catégorisation… Selon l’époque, on va interpréter sa fidélité comme une soumission, ou inversement. On la jugera rusée ou combattante, forte ou faible. La plupart des figures mythologiques sont ré-interprétables, sans fin. Dans mon spectacle, il y a cette idée, complexe, que Pénélope tire sa force de sa faiblesse… Sa faiblesse, dans laquelle la société, voire la civilisation, essaie de la maintenir. Sa force, c’est son caractère, sa détermination, sa personnalité propre.

Sommes-nous à Ithaque ? Ou dans un lieu abstrait ? Un rêve ? Comment la voyez-vous, la chambre de Pénélope ?
Nous ne sommes que là où nous sommes, sur un plateau de danse… La scène ne figure rien d’autre, si ce n’est qu’en passant d’Ulysse à Pénélope, elle change de couleur, du blanc au noir, peut-être plus conforme à l’univers de Pénélope recluse dans son palais. Je ne souhaite pas que l’imaginaire du spectateur soit suscité par un élément de décor, des accessoires ou des costumes qui « figureraient » un espace. Seules la danse et les musiques (pour ce spectacle, j’ai passé commande à trois compositeurs) doivent provoquer des sensations, des émotions. La scène de Pénélope est alors davantage la chambre noire de l’appareil que la photo elle-même.

Que s’y passe-t-il ?
Dans l’acte 1, les prétendants « cherchottent » la femme qui se déguise en plusieurs femmes. Acte 2, les danseuses sont réunies pour faire de leur fierté un combat. Acte 3, les hommes font des solos comme des candidats qui aiguisent leurs charmes. Acte 4, une danse de groupe comme une réconciliation finale, une égalité en forme de victoire… Chaque acte est accompagné par une musique différente. Et entre ces actes, viennent de courts monologues (écrits par Claude-Henri Buffard) sur les images filmées d’un duo, sorte de dialogue dansé entre une probable Pénélope et un possible Ulysse.

Que demandez-vous à vos danseurs ? Votre danse devient-elle chaque fois toujours un peu plus charnelle, sensuelle, sexuelle ?
Je ne saurais pas dire ce que ma danse devient… Il y a sûrement des évolutions, mais elles restent plus secrètes pour moi que pour ceux qui la regardent. La seule chose dont j’ai conscience, c’est mon besoin de vitalité. Il m’est nécessaire, de plus en plus, de faire valoir toutes les énergies que mes interprètes m’apportent. Ce que je leur demande, c’est qu’ils m’aident à montrer que la vie s’obstine. Contre toutes les défaites.

Y a t-il une danse engagée ? Une danse qui donne à penser ? Pénélope a-t-elle pour vocation de réveiller ? De secouer ? D’émerveiller ?
La danse est une expression libre du corps qu’aucun pouvoir ne peut contrôler. C’est un art spontanément rebelle. Il faut le tenir à l’œil. Gilles Deleuze dit « le pouvoir exige des corps tristes parce qu’il peut les dominer », il me semble alors qu’une danse de la joie est forcément « résistance », elle n’abandonne pas. « La joie en tant que puissance de vie, dit encore Deleuze, nous emmène dans des endroits où la tristesse ne nous mènerait jamais. » Les régimes oppressifs non plus.

Extrait de propos recuillis par Pierre Notte pour le Théâtre du Rond Point.

Le 10 et 11 février à l’Ariston, Gaël Leveugle met en scène « Un homme », récit de sombres retrouvailles alcoolisées.

En se rendant à la caravane de George, Constance fuit un mari, son argent, ses diplômes, sa mère mais surtout son incapacité de « donner du bonheur à une femme », ce que George sait faire, lui. Gaël Leveugle met en scène le sombre fiasco de ces retrouvailles imaginées d’après la nouvelle de Charles Bukowski. Surprenant.

Une porte, une table roulante, un canapé, deux gros projecteurs, une échelle et un épais matelas. Le plateau de Gaël Leveugle, riche et surtout imprévisible, recrée une nouvelle atmosphère à chaque reprise de l’histoire. Ampoules tombant du plafond et pendrillons argentés se déploient sous nos yeux. Reprise, car la pièce est constituée d’une même scène, de mêmes dialogues répétés, assortis ici d’une phrase supplémentaire, là d’un nouvel accessoire. Les verres de whisky et les cigarettes se consomment sans interruption, entraînant les personnages de plus en plus enivrés dans des considérations toujours plus sombres, voire violentes, confrontant leurs désirs à une réalité qui les dépasse. Ils boivent, dans un dialogue qui n’avance jamais, l’une se plaignant de son mari, l’autre louchant sur les jambes de la première, fantasme masculin par excellence. Pour entrer dans l’univers repoussant de cet instant ressassé, peut-être faut-il savoir que Charles Bukowski était cet américain désabusé dont l’œuvre considérable reflète une existence amère et marquée par la violence. Gaël Leveugle s’empare de cette nouvelle issue d’un recueil de 1973, South Of No North, pour mettre en lumière la solitude extrême de ses personnages transposant leurs désirs l’un sur l’autre, jusqu’à se perdre.

Du désir au sexe brutal, de l’alcool à la violence

Entre cette unique scène multipliée, Gaël Leveugle intercale des intermèdes musicaux et des moments de performance, se muant en pantin désarticulé ou en chanteur, mettant en musique certains poèmes de l’auteur (Run with the Hunted, 1993) ou des extraits de documentaire (Bukowski, Born into this, 2005), tous plus angoissants les uns que les autres (« Nous sommes nés prisonniers de cette atroce fatalité / l’impunité et le meurtre se répandront dans les rues / Il y aura des flingues et des gangs errant partout / La Terre sera rendue stérile »). Le texte très sexuel, dont la répétition entraîne le malaise, est amplifié par les sons stridents en fond de plateau de Pascal Battus assis à un établi, qui rythme la pièce de bruits dérangeants, (ne faites pas l’économie des bouchons d’oreilles distribués en début de pièce). Finalement, les deux personnages interprétés par Charlotte Corman et Julien Defaye (un duo de qualité, humble, qui laisse toute la place nécessaire au texte cru et brûlant), sont le support d’une définition plurielle et tragique du désir : comme un saut dans le vide (illustré au sens premier du terme), comme un besoin d’être reconnu, et enfin comme le miroir de sa propre existence.

Article de Louise Chevillard pour le journal la Terrasse.

Trois questions à Jérôme Varanfrain, metteur en scène du « Banquier anarchiste »

Au Luxembourg, on connait Jérôme Varanfrain en tant que comédien, pour avoir joué dans de nombreux films et productions théâtrales, et comme metteur en scène, signataire de plus d’une dizaine de créations théâtrales. Il s’attèle aujourd’hui à mettre en scène Le Banquier anarchiste de Fernando Pessoa, et nous explique le cheminement de la lecture d’un texte qu’il trouva d’abord frustrant à la passion qui l’a animé pour le porter à la scène. Il en livre habilement une vision neuve, fraiche, détonante du récit de l’auteur portugais, véritable pamphlet incendiaire contre la société bourgeoise.

Peux-tu nous relater la genèse de ce projet de création ?
Le Banquier Anarchiste est un ouvrage que j’ai découvert il y a plusieurs années, alors que j’habitais depuis peu au Luxembourg : j’ai été attiré par le titre provocateur et ne connaissant pas bien Pessoa, je pensais que cela pouvait être une porte intéressante à son oeuvre. À vrai dire, la première lecture m’a laissé sur ma faim : je n’y trouvais pas de théories philosophiques surprenantes, mais plutôt un récit assez opaque, presque hermétique. Je refermai le livre un peu frustré. L’oeuvre étant constituée d’un dialogue entre deux amis, l’un voulant démontrer à l’autre, « comment, parce qu’il est anarchiste, il est devenu banquier », pour que cela évoque les dialogues socratiques. Mais, et c’est peut-être le cas pour toutes les « grandes » oeuvres, ce que j’y avais lu, les attitudes du banquier, sa personnalité « oxymoresque » me revenait souvent en mémoire. Je me disais qu’en l’adaptant pour le théâtre, en y découvrant une situation éprouvée par les personnages, cela pouvait devenir un spectacle que je qualifierai d’existentialiste. Le public pourrait assister à l’évolution d’un homme qui expérimente ses théories contradictoires et quelles séquelles cela peut engendrer.

Pourquoi prendre pour fondement de ton spectacle cette oeuvre ô combien symbolique dans l’oeuvre entière de l’auteur portugais, même si clairement marginale dans son corpus ?
Cette oeuvre de Pessoa représente tout ce que notre monde actuel peut porter d’abject et d’attrayant à la fois : le dépassement de soi, la résilience – terme au combien utilisé dans notre monde actuel –, dans un contexte ou l’Autre n’est même plus une projection de soi, mais où il est soit un objet que l’on peut utiliser pour parvenir à ses fins, soit un monstre s’il nous en empêche. Le banquier, sous couvert d’humanisme, nous donne une vision de l’être humain assez désespérée. J’ai cherché à axer mon adaptation autour de ce rapport à l’autre, sur le fait de savoir ce qu’il se passe « en soi quand on se coupe des autres, de sa propre humanité, de cette cohésion sociale ». Il me semblait important aussi d’axer l’adaptation sur l’univers plus poétique de Pessoa, d’ouvrir la pièce à son univers plus complexe, existentiel. Ici, le banquier aura des visions qui le renvoie à ses propres démons, comme Pessoa lui-même les décrivaient. Sans doute, son admiration pour La Divine Comédie de Dante n’est pas anodine.

Par ce discours incisif, provoc’, giflant une société guidée par l’argent et le libéralisme, est-ce une manière pour toi de tacler ce pays banquier dans lequel ta pièce trouve ses premières dates, comme une sorte de mise en abyme des débats que tu souhaites porter ici ?
Ce sont des anarchistes qui s’ignorent alors… Mais en effet, dans un certain sens, oui… Le Luxembourg est un pays qui m’a énormément apporté sur le plan personnel et professionnel. Mais j’ai l’impression qu’il devient un monstre de fric : des trilliards y circulent. Je me sens un peu comme ce banquier : à la fois acteur de ce pays, dans tous les sens du terme, et étranger, seul. Je suis très touché quand je vois ces jeunes qui sortent des grandes écoles annoncer qu’ils refusent de participer à ce monde tel qu’il est. Et en même temps, je reste circonspect et pessimiste : j’ai toujours l’impression que notre société libérale parvient à englober et à tirer profit des révoltes qu’elle suscite. Cela nous rend schizophrène…

Entretien avec Charles Tordjman

Conte sur la Shoah, empli de délicatesse et de force, le texte de Jean-Claude Grumberg, l’un des auteurs français contemporains les plus joués dans le monde, est adapté pour la scène par Charles Tordjman. Le Escher Theater accueille ce spectacle, La plus précieuse des marchandises, le mardi 22 novembre prochain.

Quelle a été votre réaction, vous qui connaissez si bien Jean-Claude Grumberg, à la première lecture de ce texte ?
Lorsque j’ai commencé à lire La plus précieuse des marchandises, c’était dans un autobus. Jean-Claude venait de me donner un exemplaire du livre sorti tout chaud de l’imprimerie des éditions du Seuil. J’ai ouvert négligemment le livre en me promettant de le lire chez moi. Allez savoir pourquoi, j’ai commencé les premières lignes, puis fini la première page et la seconde et ainsi de suite. Au bout de 50 minutes, une main est venue tapoter mon épaule – la gauche. C’était le chauffeur de l’autobus qui m’avertissait avec douceur que nous étions arrivés au terminus. J’avais juste fini la lecture. J’étais bouleversé. Le jour même j’appelais Jean-Claude pour lui dire combien son livre était beau et qu’il fallait que ces mots soient dits sur les planches d’un Théâtre. Tout était d’une évidence forte.

Pour vous, s’agit-il d’un conte, d’une fable, d’un poème ? 
Je suis sorti du conte et de l’autobus, bouleversé. Et ce qui nous bouleverse c’est le frottement permanent entre ce qui se présente et se développe comme un conte, et une réalité dont il est issu et dont nous savons qu’elle est le début de la fin de l’humanité. À chaque bifurcation du récit, à chaque nouvel épisode, nous rêvons que la fiction retourne le réel comme on le ferait d’un gant. On imagine à chaque apparition d’un nouveau personnage que la tragédie n’arrivera pas, que cela n’est pas possible. Alors oui, parfois le réel s’évanouit, l’issue s’efface et la lecture se poursuit bien heureusement en reculant la catastrophe finale. Il s’agit bien d’un conte, puisqu’il y a une bûcheronne et un bûcheron affamés, vivant dans une sombre forêt, entourés de personnages hostiles, il y a la terreur d’un train dont on ne sait d’où il vient, ni où il va semant des messages sur son passage… Mais le conte rend pourtant compte de faits réels, de personnages réels, d’une catastrophe réelle. Non, la réalité n’existe pas, nous dit Jean-Claude, cela n’existe pas, c’est une fiction. Et c’est cela qui nous bouleverse, cette façon de refouler l’histoire. Et ce refoulement, ce déni, nous serre la gorge parce que nous savons.

Comment allez-vous éviter l’écueil de la représentation d’une histoire vraie ?
Je ne raconterai pas ce conte en le plaquant sur du « réel » des années 42-43. Ce serait annuler le frottement qui est à l’œuvre entre fiction et réalité. C’est un chœur de conteurs qui entre en scène. Je ne sais pas encore d’où vient ce chœur. D’un autre temps, c’est sûr. D’un temps d’après la catastrophe. Ce sont peut-être des anges qui reviennent sur les lieux de la catastrophe pour interroger la marche d’une humanité qui s’est essayé en 42-43 à supprimer l’humanité. Alors, ce sont des mots incroyablement simples qu’ils utiliseront pour nous dire que la
plus précieuse des marchandises, c’est encore la vie.

Comment représenterez-vous les lieux du conte ? La forêt, le train, la cabane des bûcherons ? La neige ?
Il n’y aura ni vraie forêt, ni vrai train, ni cabane. Ce qui demeurera, c’est la peur, la terreur même. Je sais que le père de Jean-Claude, mort à Auschwitz, était tailleur, et qu’avant d’être Grumberg, Jean-Claude aussi était tailleur. Dans un espace faisant allusion à une architecture industrielle délaissée, nous poserons quelques machines à coudre musicales, qui a elles seules diront les peurs soudaines d’un train traversant une forêt, ou les violences exercées sur des corps.

Travaillez-vous avec Grumberg à l’adaptation du texte ?
Jean-Claude m’a laissé libre d’adapter comme je le voulais son récit. Mais comme ce récit est un conte, il lui ira bien d’être conté comme on le fait à des enfants en n’omettant rien de sa capacité à faire sourire, à faire peur, à hausser la voix, à chuchoter… Il lui faudra être joué comme on le fait au théâtre… Et comme l’histoire est effrayante, nous convoquerons les ombres, les sons aigus, les frayeurs, tout en sachant que nous pouvons nous faire plaisir dans l’exercice, puisque Jean-Claude nous dit que rien n’est vrai de tout cela.

Propos recueillis par Pierre Notte pour le Théâtre du Rond Point.

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