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Published on 16.01.2025
Extrait d’un article de Sarah Hemming dans le Financial Times (janvier 2020)
“Cela faisait longtemps que je voulais écrire une pièce de théâtre sur les travaux ménagers“, confie Lucy Kirkwood en souriant. “Mais je voulais aussi la rendre vraiment passionnante“.
Si quelqu’un pouvait faire une pièce palpitante sur le ménage, Kirkwood l’a fait. Elle est l’autrice de l’éblouissante et ambitieuse oeuvre Chimerica (2013) abordant les relations entre l’Amérique et la Chine, qui a suscité des critiques élogieuses, a remporté de nombreux prix et a récemment été adaptée pour la télévision. Elle a ensuite écrit Mosquitoes (autour de la physique des particules et d’une rivalité fraternelle) et The Children (évoquant l’énergie nucléaire et le changement climatique). Toutes ses oeuvres abordent des préoccupations mondiales à travers des histoires personnelles vibrantes.
En effet, sa nouvelle pièce Le Firmament débute avec un groupe de femmes qui vaquent à leurs tâches ménagères quotidiennes. Ce n’est pourtant qu’une partie de la pièce. Le Firmament est une pièce sur le dépoussiérage, tout comme Macbeth est une pièce sur le lavage des mains. Se déroulant en 1759 à la frontière entre le Norfolk et le Suffolk, elle examine ce qui se passe lorsque ce groupe de femmes ordinaires – 12 en tout – est coopté pour faire partie d’un “jury de matrones”.
Enfermées dans une pièce du palais de justice local, leur tâche consiste à déterminer si une jeune femme, condamnée à être pendue pour meurtre, est enceinte ou non (« plaider le ventre » pouvait entraîner le report ou la commutation d’une peine de mort). Kirkwood a eu cette idée en parlant d’un tout autre sujet avec une historienne.
Cette dernière a utilisé l’expression “jury de matrones” et j’ai dit : “Qu’est-ce que c’est ?”, se souvient-elle. “Cela m’a fasciné, parce que dans le théâtre, tout ce qui sort de l’ordinaire est intéressant. Et pour ces femmes, être dans cette pièce ce jour-là n’est pas une situation ordinaire. En 1759, elles n’ont pas autrement accès à ces niveaux de pouvoir et elles se retrouvent pourtant dans cette pièce.” Dans la pièce, les femmes sont isolées dans une chambre obscure, “sans viande, sans boisson, sans feu et sans bougie”, chargées de prendre une décision de vie ou de mort alors qu’une foule en colère rugit sous la fenêtre. Avec elles se trouvent la prisonnière – une personne brisée et caractérielle – et un homme, huissier de justice, qui n’est pas autorisé à parler.
C’est une situation sous-tension. Mais c’est aussi un changement radical de cette situation très prisée qu’est le drame de salle d’audience, que l’on retrouve tant à l’écran qu’à la scène. Alors qu’une oeuvre classique comme 12 Hommes en colère met en vedette une douzaine d’hommes en costume-cravate, ici sont représentées des femmes au foyer qui travaillent, s’inquiètent des tâches ménagères inachevées et de leurs familles qui les attendent. Les questions de pouvoir et de justice se mêlent alors aux préoccupations pratiques comme la récolte des poireaux, le barattage du beurre et la dentition des bébés, tandis que la mission de ces femmes exige une discussion franche sur le corps féminin.
Il y a là un élément du cheval de Troie, dit malicieusement Kirkwood. “[Le drame de la salle d’audience] est une grammaire que les gens connaissent bien. Dans la pièce, on retrouve les mêmes étapes que d’habitude : il y a des votes de temps en temps et on examine les préjugés et les griefs personnels. Je pense qu’il y a donc des similitudes avec 12 Hommes en colère. Mais je pense qu’il y a aussi d’énormes différences qui s’expliquent par l’expérience spécifiquement féminine”.
Comme dans de nombreuses pièces de théâtre de procès, la pièce met en évidence les écarts entre la justice et l’équité, et souligne également les inégalités sociales. Elle s’appuie sur la longue collaboration de Kirkwood avec Clean Break, une compagnie qui travaille avec des femmes détenues. Dans Le Firmament, Lizzie, le personnage principal, est très consciente de la sphère d’influence limitée des femmes. Mais elle n’est pourtant pas une militante de la morale. Kirkwood a tenu à éviter ce qu’elle appelle le syndrome du “costume-blanc-Henry-Fonda” : l’individu charismatique qui retourne la foule et sauve la situation.
“Je trouve Lizzie beaucoup plus intéressante si le costume est sale”, dit Kirkwood. “Il y a un besoin constant que nos héroïnes féminines soient propres et parfaites. C’est une conception masculine – cette idée du héros brillant – et je ne vois pas de grand progrès dans le fait que nous parachutions des actrices dans les films Marvel. Je pense qu’on ne fait que changer la cerise sur le gâteau ; on ne change pas le gâteau. Je pense donc qu’il est vraiment important, une fois qu’on est à l’intérieur de ces structures, de les miner et de trouver des moyens de mettre en évidence leurs malhonnêtetés.”
« Je vis ma vie dans la terreur d’être ghettoïsée comme une sorte de “femme écrivain”, ajoute-t-elle. “C’est une chose tellement misérable qui arrive aux femmes écrivains. Je voulais que [cette pièce] soit vraiment musclée et robuste. Je suis allergique à tout ce qui est trop fantaisiste ou mystique dans ‘expérience des femmes’ – j’aime être dans la boucherie”.
Elle rit. Avec un chignon sur la tête et portant une jolie robe à fleurs, Kirkwood présente elle-même une silhouette élégante, voire assez sobre. Dans la conversation, cependant, elle est drôle, franche et vive. Elle admire des écrivains comme Howard Barker, dit-elle, qui combinent des sujets épiques et historiques avec un oeil vif pour les réalités désordonnées et piquantes de la vie. Son propre travail étudie souvent la responsabilité morale et l’héritage des décisions, et bien que Le Firmament soit son premier drame historique, il ne s’agit pas uniquement du XVIIIème siècle.
“Comme toute dramaturge contemporaine qui écrit sur le passé, je parle du présent“, dit Kirkwood. “Je savais que je ne voulais pas que ce soit une sorte de reconstitution du National Trust [organisation caritative de préservation du patrimoine]: il fallait que ce soit urgent, moderne, comme si l’on se voyait instantanément sur scène… Je ne suis pas désespérée en voyant l’événement du Brexit, mais je pense qu’il y a désormais beaucoup d’éléments dans notre conscience collective sur le fonctionnement de la démocratie, sur la signification d’un vote et sur la façon dont nous gérons notre propre autorité dans les structures qui nous ont été données.”
Localiser la pièce dans l’Est de l’Angleterre en 1759 a permis à Kirkwood, qui vit dans cette région, d’employer un riche mélange entre l’anglais géorgien et le dialecte local. C’est aussi une des années où la comète de Halley est passée près de la Terre. La comète et sa récurrence figurent dans la pièce, et contribuent à son titre : “welkin” signifiant “firmament”.
“Cette comète est vraiment intéressante parce qu’elle n’a fait que quelques révolutions depuis les événements de la pièce”, dit-elle. “Elles [les matrones, ndt] portent toutes des bonnets et des corsets, mais la comète nous rappelle que l’époque n’est pas si lointaine. Et le plus grand geste de la pièce est ce moment, à la fin, où les femmes lèvent les yeux […] : le geste politique et métaphorique consistant à regarder physiquement le monde et le ciel est très significatif“.
1759, ajoute-t-elle, a également été une année importante pour l’histoire britannique et l’image que le pays avait de lui-même : “William Pitt, qui est mentionné dans la pièce, a été la première personne à avoir une sorte de vision impériale pour la GrandeBretagne. Et c’est cette année-là que nous avons commencé à remporter des victoires dans les Caraïbes, en Inde et au Canada – et donc toutes les choses que nous avons l’impression d’avoir perdu maintenant ont été forgées cette année-là. Le temps est une part vraiment importante de la pièce et il faut réfléchir à la façon dont les causes et les effets n’ont pas de corrélation au sein même d’une vie entière. Pour moi, le Brexit était un moment signifiant – nous avons une conversation avec une version de nous-mêmes qui a été forgée au XVIIIème siècle”.
Un meurtre, une grossesse et des coups de théâtre : ce drame historique nous plonge dans l’Angleterre du XVIIIème siècle. 16 comédiennes et comédiens déploient une fresque judiciaire et sociale qui est aussi un véritable procès à suspens.
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