Entretien avec Nicole Mossoux et Patrick Bonté

Entretien réalisé par Anne Longuet Marx à propos du spectacle Les nouvelles hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien. Extrait de L’actuel et le singulier, Lansman Éditeur, 2005.

Les oeuvres d’art ont une énergie ou une dynamique propre déjà agissante. Ce serait intéressant de savoir pourquoi Cranach : il y a déjà quelque chose, soit matière, soit dynamique, soit propos, soit rapport au monde, qui déclenche chez vous le désir d’élaborer à partir de là, un autre univers…

Nicole Mossoux : Il y a chez Cranach comme un appel d’air. On peut utiliser l’oeuvre de plasticiens pour l’étincelle qu’ils provoquent en nous, pour le rebond, on peut s’en inspirer, en être habité quand on élabore un spectacle, mais rarement au point de s’en rapprocher comme on l’a fait avec l’oeuvre de Cranach. Je crois que c’est parce qu’il préserve du vide, que ses personnages ne sont vraiment ni présents ni absents. C’est bien sûr notre point de vue, contemporain, subjectif, mais il y aurait comme une interrogation dans le regard de ces femmes, une suspension dans les attitudes qui fait que nous pouvons intervenir, nous lover dans les creux. On peut allègrement imaginer de l’avant, de l’après, ou ce qui se trame dans la tête du personnage portraituré. Chez Breughel ou Jérôme Bosch, tout est là qui existe, qui a sa propre théâtralité… que pourrions-nous y ajouter ? Tout tableau peut susciter des créations, les nourrir, mais on ne peut pas se glisser dedans aussi facilement.
Il y a un côté « gant » chez Cranach. L’interprétation de ses personnages est aussi grandement facilitée par la contrainte du costume, par la définition du cadre, on peut s’appuyer en toute tranquillité sur les références historiques que nous confie sa peinture et, chaque soir, se raconter une tout autre histoire, se charger de nouvelles intentions : la précision de toutes ces données fait qu’on peut trouver beaucoup de liberté, qu’il y a place pour des relectures.
C’est parfois un élément très concret, comme par exemple la scénographie, qui nous amène à trouver la cohérence d’un projet. Dans le cas du Cranach, l’idée de Patrick de placer les situations dans des fenêtres… Ça paraît évident comme ça, puisqu’on partait de la peinture, mais le cadre ne pouvait s’imposer que comme une nécessité propre au spectacle, et non par le fait de parler de peinture. Ce n’est qu’après avoir vu évoluer les personnages dans l’espace qu’on a senti qu’il y fallait un resserrement, par la rigueur et la mise en exergue qu’apporte le cadre. Et ensuite c’est la mise en rapport des cadres entre eux qui a déterminé la structure, la logique rythmique du spectacle.

Donc, là c’est quand même le travail sur le détail qui a déclenché…

Nicole Mossoux : Oui, et le travail du cadre nous a amenés à considérer le détail comme nodal. On s’est mis à zoomer sur la courbe d’un poignet, la direction d’une nuque. Chaque parcelle du corps devenait signe, devenait porteuse de sens. Et je crois que le spectateur refait ce même travail d’approche et de démantèlement. En fait, le metteur en scène, le chorégraphe fait-il autre chose que préparer le terrain, ouvrir des pistes, à la fois précises et en devenir ? Il prépare des sentiers où le spectateur se promènera à sa manière, il l’invite à regarder telle ou telle chose, sans présager de son émotion.

La première chose qui frappe quand on voit Cranach, c’est effectivement qu’il y a un cadrage particulier, qui déstructure l’ensemble, plusieurs tableaux dans le tableau. On est amené, comme spectateur, à passer d’une intensité à une autre. J’aimerais savoir si, pour ce dispositif-là, la scénographie a tout de suite été évidente ou si c’est venu à partir du travail d’improvisation sur chaque scène ?

Patrick Bonté : C’est arrivé après une semaine ou deux de répétitions, ça a répondu à un besoin, ressenti très tôt, de resserrer sur le geste, de montrer ceci et non cela, c’était comme un projecteur dont on balaierait le faisceau sur l’action, sur les acteurs. Parce qu’au départ, évidemment, s’inspirant de l’oeuvre d’un peintre, cela aurait été tout à fait redondant de commencer à mettre des gens dans des cadres. Ça n’a pas d’intérêt. Les douze séquences qui avaient été écrites, dont on s’est inspiré pour les improvisations, l’ont été en ne tenant aucun compte du cadre, en ne tenant aucun compte que c’était même l’oeuvre d’un peintre dont on s’était inspiré. C’était plutôt des propositions d’états, de situations, des propositions d’actions qui formaient le matériel de départ. Au fur et à mesure que les matières sont venues, elles se sont révélées très hétérogènes, même si elles étaient liées à Cranach et à certaines situations de la peinture maniériste. Il fallait qu’un fil rouge soit tiré, qu’un axe soit suivi. Et on a retrouvé les cadres à ce moment-là, sans préméditation.
Travailler d’après Cranach n’a pas déclenché une envie d’explorer la peinture à proprement parler ; cela nous a rendu sensibles au fait que notre lien à l’image était central, que notre parole partait de là. Finalement, tout ce qui est de l’ordre de l’intention théâtrale ou du travail sur le mouvement ne concourt qu’à un seul objectif : créer une image scénique porteuse de sens, qui ne prétende pas détenir une vérité mais dans laquelle règne une tension liée aux contradictions dont elle est nourrie. Nous avons besoin de cet ancrage dans le sens. Les acteurs et les danseurs ont, eux aussi, ce besoin d’intentions et de situations qui leur permettent de développer une vie propre, habitée : ce ne sont pas que des corps, ils ont leur rythme, leurs pensées, leurs élans ; ils créent l’image mais ne lui appartiennent pas. Même s’ils en sont le sujet principal, ils ne sont dans aucune posture. L’image, elle non plus, n’est pas à leur service, ni à celui du geste ou du texte. L’image est un objet qui existe en soi, qui touche à l’indicible et qu’on ne peut pas décrire sans le dénaturer. L’image est un objet de pensée, de rêve et de critique. C’est un objet libre et autonome – vivant.

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