Entretien avec Macha Makaieff, metteuse en scène
Published on 04.06.2025
Trois ans après Tartuffe, présenté sous le titre Tartuffe-Théorème, vous montez Dom Juan de Molière. La notion de « transgression » guide votre approche de ces deux figures, de ces deux œuvres. Qu’est-ce qui est transgressé, au juste, par les deux héros éponymes ? Et qu’est-ce qui est transgressé dans chaque pièce ?
Même charisme qui opère dans l’emprise chez les deux personnages, mais les enjeux de Dom Juan vont plus loin, il est d’une force irrésistible, séduction et violence revendiquées. Le Ciel, si souvent invoqué, est vide. A cet endroit, Dom Juan est un éloge superbement implicite de l’athéisme. Ce qui m’importe dans la figure du transgresseur de toute loi, sacrée, sociale, humaine, c’est la question d’un homme en perdition, la figure de ce prédateur acharné, son vide, sa toxicité. Qu’est-ce que le désir frénétique et l’insatisfaction de cet être ? La figure du voyou, du criminel est l’endroit de révélation du cœur humain. Quel est cet étrange mystère de la jouissance du séducteur ? D’où vient cette énergie sadienne à pervertir tout autour de lui ? Séduire, mentir, et diviser chaque femme approchée, et infiniment. Être libre de proposer le Mal insolemment comme règle du jeu. Et voir quelle sera la réponse de la société qui l’encercle. Tartuffe est tout instinct, s’introduit dans une famille bourgeoise et névrosée, révèle à chacun son ambivalence, sa part noire. Il suit une feuille de route, celle d’une secte, reflet d’une Compagnie de dévots, vrai contre-pouvoir politique. Frénétique, criminel, mais pas libre. Dom Juan affirme une dynamique libertaire et son absolu qui le mènent au crime. Il proclame avec insolence un manifeste du séducteur. Chez lui, tout se passe selon la stratégie implacable du désir, de la pulsion violente, de l’audace, de l’orgueil jusqu’à la mort.
Pour faire voir et entendre ce désir omniprésent, vous placez votre Dom Juan en plein XVIIIe siècle français, qui est aussi le siècle de la transgression.
Je fais glisser la figure de Dom Juan vers le libertin du XVIIIe siècle, à coup sûr pour la sensualité plastique d’une époque, et pour le miroir sadien. Sade et son valet Latour ont été une clef de l’inspiration. Le tandem maître-valet maléfique, ses frasques. Sade, enfermé, traqué, empêché, exalté, et même embastillé, se fait donner le théâtre. Il m’importe de faire sentir une société au bord du gouffre, un Ancien Régime sur le point de craquer, une aristocratie qui veut effacer « le grand seigneur méchant homme », libertin déréglé qui la met en danger. Dom Juan se teinte du Don Giovanni de Mozart et da Ponte ; et à cet endroit, Sganarelle se rapproche de Figaro. Il tente de faire valoir des opinions singulières. Il est sous la coupe physique de son maître qui le fascine, il aime ça. Aujourd’hui, ce XVIIIe siècle nous éclaire, qu’il s’agisse de liberté pervertie, de craquement social, de l’émancipation des femmes, de leur refus de l’inadmissible.
Il y a quelques années, vous avez créé Trissotin ou Les Femmes savantes, un spectacle qui revendiquait joyeusement « l’illimité du désir du féminin ». Avec Dom Juan, le regard posé sur « l’illimité du désir masculin » est nettement plus inquiétant. Comment faire entendre les Femmes savantes, sous l’ombre du prédateur ?
C’est ici un désir masculin dévoyé, terrible, celui du séducteur égotiste, mufle, arachnéen. Il aimante ses proies qu’il choisit sans défense, croit-il. Mais quelque chose se grippe dans le système Dom juan qui n’aboutit pas, le met en échec. Les proies se cabrent et échappent, la toute-puissance du prédateur se consume. L’inacceptable est démantelé. Mathurine et Charlotte s’émancipent sous nos yeux. Elles ont compris la manœuvre du double mensonge, et se sauvent. Parmi les personnages de femmes, y a encore celles qui chantent, dansent dans la maison du libertin. Divers destins féminins croisés qui révèlent une société.
La figure féminine majeure, dans Dom Juan, c’est évidemment Elvire. Vous la revendiquez puissante, à l’initiative d’une révolte. Comment (re)donner toute sa puissance à un personnage qui n’intervient qu’à deux reprises, dans une pièce où tout semble organisé autour de son oppresseur ?
Ici, Elvire n’est pas le personnage éploré et plaintif, la grande déçue de l’amour. Cette femme apparaît à travers une suite d’aveux. Elle est divisée, comme on peut l’être face à la perversité. Le corps ne cesse pas d’aimer du jour au lendemain ; il y a les traces d’un désir qui dure et encombre. L’emprise du séducteur se lit dans cet être bouleversé. On pense à Gaslight de Cukor que Hélène Frappat évoque au sujet du lien de domination qui pousse une femme à la folie. Bientôt, par le retour sur soi, quelque chose se construit chez Elvire. Nombre de femmes qui témoignent aujourd’hui, comme récemment Judith Chemla dans son livre Notre silence nous a laissées seules, ne se désignent pas comme des victimes : elles s’interrogent sur leur sidération face à la violence. Et affirment un autre destin. Bientôt, Elvire fait entendre à Dom Juan, à deux reprises un « non » libérateur. C’est pour elle une véritable métamorphose. Molière n’écrit pas un personnage de simple victime. Lui-même fréquentait et vivait parmi des comédiennes, femmes libres, exceptionnellement fortes, comme la Béjart, qui écrivait de la poésie, chantait, dansait, vivait comme elle l’entendait, hors des normes que la société imposait aux femmes au risque du déclassement. Celle que j’entends, et qui me touche, est une Elvire ironique et meurtrie, qui a été la proie d’un séducteur, mais qui n’en restera pas là.
Comment ne pas céder à la fascination ? Comment représenter cet héroïsme si paradoxal ?
Nous allons y céder. Il y a une jouissance à voir évoluer un criminel. En définitive, la vraie fascination s’exerce par le théâtre par la virtuosité des acteurs. La fascination est moins dans Dom Juan que dans le jeu de Xavier Gallais. Et puis, je n’efface pas du tout la comédie. Le rire, l’humour, l’écriture comique, c’est l’intelligence absolue. Les acteurs sont sur un chemin de crête entre la comédie et l’étonnement du drame ; cela nécessite une grande souplesse, un vrai talent. Et j’ai une troupe brillante !
Ce Dom Juan, enfin, sera une nouvelle aventure spectaculaire.
Plus que le surnaturel, c’est le surréel que je montre. Il m’importe de susciter l’imaginaire du public, pas seulement l’intelligible. La part plastique du théâtre est pour moi essentielle, corps, couleurs, géométrie, matériaux, bruits, musique, lumière, toutes choses d’une éloquence incroyable. Il y a la lumière surnaturelle de Jean Bellorini, le son de Sébastien Trouvé, les mouvements de Guillaume Siard. Nous travaillons sur des artifices, comme des peintres. Il se joue alors autre chose – sur la rétine, sur la peau, sur la sensibilité. Ce qui m’importe, c’est la trace physique, physiologique, laissée sur le public. Le frisson qui perdure. Le souvenir d’une couleur qui, plus tard, ramènera à un instant de théâtre.
*Paul Audi La Riposte de Molière Verdier/poche
Propos recueillis par Sidonie Fauquenoi, février 2024.