Dix ans après sa création, vous reprenez Symfonia Piesni Załosnych pour quelles raisons ?
Quand j’ai découvert l’oeuvre de Gorecki en 1994, j’ai été happé, saisi par sa beauté, sa puissance, si bien que des années après elle me bouleverse toujours autant. Ma réflexion chorégraphique s’est enrichie et renouer avec l’oeuvre prend tout son sens. Je me suis rendu compte qu’elle m’avait donné la capacité de ressentir ce que les autres ressentent. Elle rejoint cette humanité dansante que j’explore dans mon travail, l’urgence absolue de vivre. Cette symphonie est un combat, un aller-retour constant entre l’ombre et la lumière, qui à la fin s’ouvre sur l’espoir. Elle est avant tout un hommage à la mère, à la femme, et dans cette reprise, je voudrais réhabiliter ce postulat qui était celui de Gorecki.
Comment l’oeuvre musicale est-elle construite ?
Elle a été écrite en 1976 dans un contexte de musique contemporaine et c’était une composition audacieuse pour son temps, avec trois mouvements lents pour soprano et orchestre. J’utilise l’enregistrement de 1992 par le London Sinfonietta dirigé par David Zinman, qui l’a rendue célèbre dans le monde entier avec la magnifique soprane Dawn Upshaw. Le premier mouvement Lento – sostenuto tranquillo ma cantabile commence par un vaste prélude orchestral amenant un chant religieux inspiré d’une lamentation écrite au XVe siècle et qui évoque l’amour d’une mère pour son fils mort pendant la guerre. Le deuxième mouvement Lento e largo – tranquillisimo est une prière, adressée à sa mère, qui fut inscrite par une jeune prisonnière sur les murs de sa cellule dans le sud de la Pologne avant qu’elle ne soit tuée par la Gestapo. Dans le troisième mouvement Lento – cantabile semplice, la soprano déclame le texte d’un chant populaire écrit dans le dialecte de la région montagnarde d’Opole. Il s’agit du deuil d’une mère qui cherche son fils disparu pendant la guerre. C’est une oeuvre religieuse, grave, majestueuse, d’une luminosité incandescente et l’interprétation de la soprane accompagne d’une manière incroyable ce sentiment d’être avec des âmes en élévation.
Vous abordez le spectacle avec un prisme différent que celui d’”une oeuvre de la Shoah”…
On présente souvent la symphonie comme une oeuvre de la Shoah mais Gorecki réfutait cette approche. Sa femme était une grande pianiste qui a laissé sa carrière pour s’occuper de lui et quand je lui ai demandé, lors de notre rencontre, pourquoi il l’avait créée, il s’est tourné vers elle et m’a dit les yeux remplis de joie : “C’est pour elle, pour la femme, pour les mères”. Les trois mouvements évoquent une mère qui perd son enfant dans un contexte de guerre. Mais Gorecki utilise ce contexte pour parler du mal dont est capable l’être humain et il dit “plus jamais ça”. Le monde ne va pas bien aujourd’hui, on semble perdre la mémoire collective, on est dans le repli identitaire, des peuples souffrent et migrent. C’est le moyen de dire n’oublions pas et d’évoquer une forme d’espoir pour l’avenir. Mais cette symphonie est avant tout un hommage à la femme, à l’origine de la vie qu’elle porte en elle.
Vous dites que cette oeuvre résonne en chacun de nous, qu’elle est universelle, pourquoi ?
Dans son écriture, Gorecki voulait qu’elle soit accessible à tous, même à ceux qui n’ont aucune culture musicale. Elle nous relie fondamentalement à nos émotions intérieures, c’est de l’ordre de l’intime et de l’indicible. Elle évoque la souffrance, la douleur, l’amour, la joie, tout ce qui nous rassemble finalement. On a le sentiment qu’elle va puiser au fond de nous, qu’elle éveille des choses que nous ne contrôlons pas, qui nous saisissent et qui nous rendent vulnérables. Et je trouve extraordinaire qu’il parvienne à toucher à cela.
Comment abordez-vous l’écriture chorégraphique ?
L’enjeu de cette pièce réside dans le fait d’écrire une partition chorégraphique sans que la danse soit en dessous de la musique. L’oeuvre musicale se suffit à elle-même, elle est d’une grande puissance. En la reprenant, mon intention n’est pas de bouleverser la chorégraphie. Je veux approfondir l’interprétation et développer de nouveaux axes, épurer la danse, travailler les liens entre les trois mouvements, resserrer les duos, éclairer ce regard sur la femme, rendre perceptible le sens de l’oeuvre et mettre en évidence la beauté des textes des chants.
Propos reccueillis par Martine Pullara.