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Entretien avec Kader Attou à propos de “Symfonia”

Dix ans après sa création, vous reprenez Symfonia Piesni Załosnych pour quelles raisons ?
Quand j’ai découvert l’oeuvre de Gorecki en 1994, j’ai été happé, saisi par sa beauté, sa puissance, si bien que des années après elle me bouleverse toujours autant. Ma réflexion chorégraphique s’est enrichie et renouer avec l’oeuvre prend tout son sens. Je me suis rendu compte qu’elle m’avait donné la capacité de ressentir ce que les autres ressentent. Elle rejoint cette humanité dansante que j’explore dans mon travail, l’urgence absolue de vivre. Cette symphonie est un combat, un aller-retour constant entre l’ombre et la lumière, qui à la fin s’ouvre sur l’espoir. Elle est avant tout un hommage à la mère, à la femme, et dans cette reprise, je voudrais réhabiliter ce postulat qui était celui de Gorecki.

Comment l’oeuvre musicale est-elle construite ?
Elle a été écrite en 1976 dans un contexte de musique contemporaine et c’était une composition audacieuse pour son temps, avec trois mouvements lents pour soprano et orchestre. J’utilise l’enregistrement de 1992 par le London Sinfonietta dirigé par David Zinman, qui l’a rendue célèbre dans le monde entier avec la magnifique soprane Dawn Upshaw. Le premier mouvement Lento – sostenuto tranquillo ma cantabile commence par un vaste prélude orchestral amenant un chant religieux inspiré d’une lamentation écrite au XVe siècle et qui évoque l’amour d’une mère pour son fils mort pendant la guerre. Le deuxième mouvement Lento e largo – tranquillisimo est une prière, adressée à sa mère, qui fut inscrite par une jeune prisonnière sur les murs de sa cellule dans le sud de la Pologne avant qu’elle ne soit tuée par la Gestapo. Dans le troisième mouvement Lento – cantabile semplice, la soprano déclame le texte d’un chant populaire écrit dans le dialecte de la région montagnarde d’Opole. Il s’agit du deuil d’une mère qui cherche son fils disparu pendant la guerre. C’est une oeuvre religieuse, grave, majestueuse, d’une luminosité incandescente et l’interprétation de la soprane accompagne d’une manière incroyable ce sentiment d’être avec des âmes en élévation.

Vous abordez le spectacle avec un prisme différent que celui d’”une oeuvre de la Shoah”…
On présente souvent la symphonie comme une oeuvre de la Shoah mais Gorecki réfutait cette approche. Sa femme était une grande pianiste qui a laissé sa carrière pour s’occuper de lui et quand je lui ai demandé, lors de notre rencontre, pourquoi il l’avait créée, il s’est tourné vers elle et m’a dit les yeux remplis de joie : “C’est pour elle, pour la femme, pour les mères”. Les trois mouvements évoquent une mère qui perd son enfant dans un contexte de guerre. Mais Gorecki utilise ce contexte pour parler du mal dont est capable l’être humain et il dit “plus jamais ça”. Le monde ne va pas bien aujourd’hui, on semble perdre la mémoire collective, on est dans le repli identitaire, des peuples souffrent et migrent. C’est le moyen de dire n’oublions pas et d’évoquer une forme d’espoir pour l’avenir. Mais cette symphonie est avant tout un hommage à la femme, à l’origine de la vie qu’elle porte en elle.

Vous dites que cette oeuvre résonne en chacun de nous, qu’elle est universelle, pourquoi ?
Dans son écriture, Gorecki voulait qu’elle soit accessible à tous, même à ceux qui n’ont aucune culture musicale. Elle nous relie fondamentalement à nos émotions intérieures, c’est de l’ordre de l’intime et de l’indicible. Elle évoque la souffrance, la douleur, l’amour, la joie, tout ce qui nous rassemble finalement. On a le sentiment qu’elle va puiser au fond de nous, qu’elle éveille des choses que nous ne contrôlons pas, qui nous saisissent et qui nous rendent vulnérables. Et je trouve extraordinaire qu’il parvienne à toucher à cela.

Comment abordez-vous l’écriture chorégraphique ?
L’enjeu de cette pièce réside dans le fait d’écrire une partition chorégraphique sans que la danse soit en dessous de la musique. L’oeuvre musicale se suffit à elle-même, elle est d’une grande puissance. En la reprenant, mon intention n’est pas de bouleverser la chorégraphie. Je veux approfondir l’interprétation et développer de nouveaux axes, épurer la danse, travailler les liens entre les trois mouvements, resserrer les duos, éclairer ce regard sur la femme, rendre perceptible le sens de l’oeuvre et mettre en évidence la beauté des textes des chants.

Propos reccueillis par Martine Pullara.

À Avignon, “Punk.e.s” ou l’héritage des Slits et du “no future”

Article de Fabienne Darge paru dans Le Monde, 21/07/2023

Dans le « off » du festival, à La Scala Provence, Rachel Arditi et Justine Heynemann redonnent vie au premier groupe de punk féminin, créé en 1976, dans un spectacle qui dépote.

À La Scala Provence, les épingles à nourrice et les blousons de cuir cloutés sont aussi dans la salle. Avignon pogote, avec un spectacle qui dépote, Punk.e.s ou comment nous ne sommes pas devenues célèbres, créé par deux quadragénaires d’aujourd’hui. Rachel Arditi et Justine Heynemann qui ont coécrit le texte (mis en scène par la seconde), sont nées au moment où quatre filles en colère créent le premier groupe de punk féminin britannique, The Slits : entre 1976 et 1977. Moins connues que leurs homologues masculins des Sex Pistols ou des Clash, les Slits (« fentes », en français) n’en sont pas moins restées dans l’histoire du rock comme des pionnières, qui ouvriront la voie aussi bien à Björk qu’à PJ Harvey, Beth Ditto ou Lady Gaga.

Rachel Arditi et Justine Heynemann en font des figures on ne peut plus attachantes, dont l’épopée, qui durera quatre ans, jusqu’en 1979 – le groupe se reformera en 2006, mais ce ne sera plus la même histoire –, s’incarne en un spectacle formidablement vivant, pêchu et tendre (mais oui). La musique, jouée en direct par d’excellents interprètes, fait ici partie intégrante de la dramaturgie : elle se tisse avec les dialogues et la narration avec évidence.

Tout commence à l’hiver 1976. « Un hiver terrifiant. L’hiver du mécontentement. Le pays est tombé dans une crise sans précédent. Les jeunes sont au chômage. Les rues sont grises, le futur est noir. Tellement noir qu’il a disparu », écrit Rachel Arditi, dont le texte est tout du long plein d’esprit et de sensibilité. Ariane Forster, dite Ari Up, Paloma Romero, dite Palmolive, Viviane Albertine, dite Viv Albertine, et Tessa Pollitt se rencontrent avec la même envie d’en découdre. Elles ont entre 14 et 20 ans, et elles ont toutes le même modèle : Patti Smith, qui, en 1975, vient de sortir son premier album, Horses, avec cette chanson, Gloria, qu’elles écoutent encore et encore.

Sex Pistols, Iggy Pop, Rolling Stones…

Et c’est avec Gloria que commence Punk.e.s, qui fait vivre leurs rêves et leurs combats contre un milieu du rock qui est encore un bastion masculin tout aussi machiste, pour ne pas dire plus, que le reste de la société, et contre le formatage de leur image imposé par les maisons de disques. On croise dans ce spectacle, s’inscrivant dans la filiation d’une certaine comédie anglaise à la The Full Monty, tout un monde qui fait partie de la légende du punk. De Sid Vicious, « qui n’a pas la lumière à tous les étages », à Mick Jones, chanteur et guitariste des Clash, et petit ami de Viv Albertine, en passant par Nora Forster, la mère d’Ari Up, amie de Jimi Hendrix et future épouse de John Lydon, le chanteur des Sex Pistols – Nora Forster sans
qui les Slits n’auraient pas existé.

L’époque revit, aussi, à travers les morceaux choisis et réinterprétés avec brio, et qui composent un véritable paysage fait de colères, de désirs, de sensibilité et de lucidité face au futur qui se profile : en 1979, Margaret Thatcher accédera au pouvoir au Royaume-Uni, et le monde ne sera plus jamais le même. D’Anarchy in the UK, des Sex Pistols, à I Wanna Be Your Dog, des Stooges, de Miss You, des Rolling Stones, à Silly Games, de Janet Kay, en passant par une interprétation magnifique, tout en douceur, de Should I Stay or Should I Go, des Clash. Sans oublier les propres chansons des Slits, à commencer par ce Typical Girls, où les filles moquent avec une ironie mordante ces « femmes moyennes » qui « ne créent ni ne se rebellent », et ne vivent que dans l’attente de leur « typical boy ».

Entretien avec Nicole Mossoux et Patrick Bonté

Entretien réalisé par Anne Longuet Marx à propos du spectacle Les nouvelles hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien. Extrait de L’actuel et le singulier, Lansman Éditeur, 2005.

Les oeuvres d’art ont une énergie ou une dynamique propre déjà agissante. Ce serait intéressant de savoir pourquoi Cranach : il y a déjà quelque chose, soit matière, soit dynamique, soit propos, soit rapport au monde, qui déclenche chez vous le désir d’élaborer à partir de là, un autre univers…

Nicole Mossoux : Il y a chez Cranach comme un appel d’air. On peut utiliser l’oeuvre de plasticiens pour l’étincelle qu’ils provoquent en nous, pour le rebond, on peut s’en inspirer, en être habité quand on élabore un spectacle, mais rarement au point de s’en rapprocher comme on l’a fait avec l’oeuvre de Cranach. Je crois que c’est parce qu’il préserve du vide, que ses personnages ne sont vraiment ni présents ni absents. C’est bien sûr notre point de vue, contemporain, subjectif, mais il y aurait comme une interrogation dans le regard de ces femmes, une suspension dans les attitudes qui fait que nous pouvons intervenir, nous lover dans les creux. On peut allègrement imaginer de l’avant, de l’après, ou ce qui se trame dans la tête du personnage portraituré. Chez Breughel ou Jérôme Bosch, tout est là qui existe, qui a sa propre théâtralité… que pourrions-nous y ajouter ? Tout tableau peut susciter des créations, les nourrir, mais on ne peut pas se glisser dedans aussi facilement.
Il y a un côté « gant » chez Cranach. L’interprétation de ses personnages est aussi grandement facilitée par la contrainte du costume, par la définition du cadre, on peut s’appuyer en toute tranquillité sur les références historiques que nous confie sa peinture et, chaque soir, se raconter une tout autre histoire, se charger de nouvelles intentions : la précision de toutes ces données fait qu’on peut trouver beaucoup de liberté, qu’il y a place pour des relectures.
C’est parfois un élément très concret, comme par exemple la scénographie, qui nous amène à trouver la cohérence d’un projet. Dans le cas du Cranach, l’idée de Patrick de placer les situations dans des fenêtres… Ça paraît évident comme ça, puisqu’on partait de la peinture, mais le cadre ne pouvait s’imposer que comme une nécessité propre au spectacle, et non par le fait de parler de peinture. Ce n’est qu’après avoir vu évoluer les personnages dans l’espace qu’on a senti qu’il y fallait un resserrement, par la rigueur et la mise en exergue qu’apporte le cadre. Et ensuite c’est la mise en rapport des cadres entre eux qui a déterminé la structure, la logique rythmique du spectacle.

Donc, là c’est quand même le travail sur le détail qui a déclenché…

Nicole Mossoux : Oui, et le travail du cadre nous a amenés à considérer le détail comme nodal. On s’est mis à zoomer sur la courbe d’un poignet, la direction d’une nuque. Chaque parcelle du corps devenait signe, devenait porteuse de sens. Et je crois que le spectateur refait ce même travail d’approche et de démantèlement. En fait, le metteur en scène, le chorégraphe fait-il autre chose que préparer le terrain, ouvrir des pistes, à la fois précises et en devenir ? Il prépare des sentiers où le spectateur se promènera à sa manière, il l’invite à regarder telle ou telle chose, sans présager de son émotion.

La première chose qui frappe quand on voit Cranach, c’est effectivement qu’il y a un cadrage particulier, qui déstructure l’ensemble, plusieurs tableaux dans le tableau. On est amené, comme spectateur, à passer d’une intensité à une autre. J’aimerais savoir si, pour ce dispositif-là, la scénographie a tout de suite été évidente ou si c’est venu à partir du travail d’improvisation sur chaque scène ?

Patrick Bonté : C’est arrivé après une semaine ou deux de répétitions, ça a répondu à un besoin, ressenti très tôt, de resserrer sur le geste, de montrer ceci et non cela, c’était comme un projecteur dont on balaierait le faisceau sur l’action, sur les acteurs. Parce qu’au départ, évidemment, s’inspirant de l’oeuvre d’un peintre, cela aurait été tout à fait redondant de commencer à mettre des gens dans des cadres. Ça n’a pas d’intérêt. Les douze séquences qui avaient été écrites, dont on s’est inspiré pour les improvisations, l’ont été en ne tenant aucun compte du cadre, en ne tenant aucun compte que c’était même l’oeuvre d’un peintre dont on s’était inspiré. C’était plutôt des propositions d’états, de situations, des propositions d’actions qui formaient le matériel de départ. Au fur et à mesure que les matières sont venues, elles se sont révélées très hétérogènes, même si elles étaient liées à Cranach et à certaines situations de la peinture maniériste. Il fallait qu’un fil rouge soit tiré, qu’un axe soit suivi. Et on a retrouvé les cadres à ce moment-là, sans préméditation.
Travailler d’après Cranach n’a pas déclenché une envie d’explorer la peinture à proprement parler ; cela nous a rendu sensibles au fait que notre lien à l’image était central, que notre parole partait de là. Finalement, tout ce qui est de l’ordre de l’intention théâtrale ou du travail sur le mouvement ne concourt qu’à un seul objectif : créer une image scénique porteuse de sens, qui ne prétende pas détenir une vérité mais dans laquelle règne une tension liée aux contradictions dont elle est nourrie. Nous avons besoin de cet ancrage dans le sens. Les acteurs et les danseurs ont, eux aussi, ce besoin d’intentions et de situations qui leur permettent de développer une vie propre, habitée : ce ne sont pas que des corps, ils ont leur rythme, leurs pensées, leurs élans ; ils créent l’image mais ne lui appartiennent pas. Même s’ils en sont le sujet principal, ils ne sont dans aucune posture. L’image, elle non plus, n’est pas à leur service, ni à celui du geste ou du texte. L’image est un objet qui existe en soi, qui touche à l’indicible et qu’on ne peut pas décrire sans le dénaturer. L’image est un objet de pensée, de rêve et de critique. C’est un objet libre et autonome – vivant.

Entretien avec Macha Makaieff, metteuse en scène

Trois ans après Tartuffe, présenté sous le titre Tartuffe-Théorème, vous montez Dom Juan de Molière. La notion de « transgression » guide votre approche de ces deux figures, de ces deux œuvres. Qu’est-ce qui est transgressé, au juste, par les deux héros éponymes ? Et qu’est-ce qui est transgressé dans chaque pièce ?

Même charisme qui opère dans l’emprise chez les deux personnages, mais les enjeux de Dom Juan vont plus loin, il est d’une force irrésistible, séduction et violence revendiquées. Le Ciel, si souvent invoqué, est vide. A cet endroit, Dom Juan est un éloge superbement implicite de l’athéisme. Ce qui m’importe dans la figure du transgresseur de toute loi, sacrée, sociale, humaine, c’est la question d’un homme en perdition, la figure de ce prédateur acharné, son vide, sa toxicité. Qu’est-ce que le désir frénétique et l’insatisfaction de cet être ? La figure du voyou, du criminel est l’endroit de révélation du cœur humain. Quel est cet étrange mystère de la jouissance du séducteur ? D’où vient cette énergie sadienne à pervertir tout autour de lui ? Séduire, mentir, et diviser chaque femme approchée, et infiniment. Être libre de proposer le Mal insolemment comme règle du jeu. Et voir quelle sera la réponse de la société qui l’encercle. Tartuffe est tout instinct, s’introduit dans une famille bourgeoise et névrosée, révèle à chacun son ambivalence, sa part noire. Il suit une feuille de route, celle d’une secte, reflet d’une Compagnie de dévots, vrai contre-pouvoir politique. Frénétique, criminel, mais pas libre. Dom Juan affirme une dynamique libertaire et son absolu qui le mènent au crime. Il proclame avec insolence un manifeste du séducteur. Chez lui, tout se passe selon la stratégie implacable du désir, de la pulsion violente, de l’audace, de l’orgueil jusqu’à la mort.

Pour faire voir et entendre ce désir omniprésent, vous placez votre Dom Juan en plein XVIIIe siècle français, qui est aussi le siècle de la transgression.

Je fais glisser la figure de Dom Juan vers le libertin du XVIIIe siècle, à coup sûr pour la sensualité plastique d’une époque, et pour le miroir sadien. Sade et son valet Latour ont été une clef de l’inspiration. Le tandem maître-valet maléfique, ses frasques. Sade, enfermé, traqué, empêché, exalté, et même embastillé, se fait donner le théâtre. Il m’importe de faire sentir une société au bord du gouffre, un Ancien Régime sur le point de craquer, une aristocratie qui veut effacer « le grand seigneur méchant homme », libertin déréglé qui la met en danger. Dom Juan se teinte du Don Giovanni de Mozart et da Ponte ; et à cet endroit, Sganarelle se rapproche de Figaro. Il tente de faire valoir des opinions singulières. Il est sous la coupe physique de son maître qui le fascine, il aime ça. Aujourd’hui, ce XVIIIe siècle nous éclaire, qu’il s’agisse de liberté pervertie, de craquement social, de l’émancipation des femmes, de leur refus de l’inadmissible.

Il y a quelques années, vous avez créé Trissotin ou Les Femmes savantes, un spectacle qui revendiquait joyeusement « l’illimité du désir du féminin ». Avec Dom Juan, le regard posé sur « l’illimité du désir masculin » est nettement plus inquiétant. Comment faire entendre les Femmes savantes, sous l’ombre du prédateur ?

C’est ici un désir masculin dévoyé, terrible, celui du séducteur égotiste, mufle, arachnéen. Il aimante ses proies qu’il choisit sans défense, croit-il. Mais quelque chose se grippe dans le système Dom juan qui n’aboutit pas, le met en échec. Les proies se cabrent et échappent, la toute-puissance du prédateur se consume. L’inacceptable est démantelé. Mathurine et Charlotte s’émancipent sous nos yeux. Elles ont compris la manœuvre du double mensonge, et se sauvent. Parmi les personnages de femmes, y a encore celles qui chantent, dansent dans la maison du libertin. Divers destins féminins croisés qui révèlent une société.

La figure féminine majeure, dans Dom Juan, c’est évidemment Elvire. Vous la revendiquez puissante, à l’initiative d’une révolte. Comment (re)donner toute sa puissance à un personnage qui n’intervient qu’à deux reprises, dans une pièce où tout semble organisé autour de son oppresseur ?

Ici, Elvire n’est pas le personnage éploré et plaintif, la grande déçue de l’amour. Cette femme apparaît à travers une suite d’aveux. Elle est divisée, comme on peut l’être face à la perversité. Le corps ne cesse pas d’aimer du jour au lendemain ; il y a les traces d’un désir qui dure et encombre. L’emprise du séducteur se lit dans cet être bouleversé. On pense à Gaslight de Cukor que Hélène Frappat évoque au sujet du lien de domination qui pousse une femme à la folie. Bientôt, par le retour sur soi, quelque chose se construit chez Elvire. Nombre de femmes qui témoignent aujourd’hui, comme récemment Judith Chemla dans son livre Notre silence nous a laissées seules, ne se désignent pas comme des victimes : elles s’interrogent sur leur sidération face à la violence. Et affirment un autre destin. Bientôt, Elvire fait entendre à Dom Juan, à deux reprises un « non » libérateur. C’est pour elle une véritable métamorphose. Molière n’écrit pas un personnage de simple victime. Lui-même fréquentait et vivait parmi des comédiennes, femmes libres, exceptionnellement fortes, comme la Béjart, qui écrivait de la poésie, chantait, dansait, vivait comme elle l’entendait, hors des normes que la société imposait aux femmes au risque du déclassement. Celle que j’entends, et qui me touche, est une Elvire ironique et meurtrie, qui a été la proie d’un séducteur, mais qui n’en restera pas là.

Comment ne pas céder à la fascination ? Comment représenter cet héroïsme si paradoxal ?

Nous allons y céder. Il y a une jouissance à voir évoluer un criminel. En définitive, la vraie fascination s’exerce par le théâtre par la virtuosité des acteurs. La fascination est moins dans Dom Juan que dans le jeu de Xavier Gallais. Et puis, je n’efface pas du tout la comédie. Le rire, l’humour, l’écriture comique, c’est l’intelligence absolue. Les acteurs sont sur un chemin de crête entre la comédie et l’étonnement du drame ; cela nécessite une grande souplesse, un vrai talent. Et j’ai une troupe brillante !

Ce Dom Juan, enfin, sera une nouvelle aventure spectaculaire.

Plus que le surnaturel, c’est le surréel que je montre. Il m’importe de susciter l’imaginaire du public, pas seulement l’intelligible. La part plastique du théâtre est pour moi essentielle, corps, couleurs, géométrie, matériaux, bruits, musique, lumière, toutes choses d’une éloquence incroyable. Il y a la lumière surnaturelle de Jean Bellorini, le son de Sébastien Trouvé, les mouvements de Guillaume Siard. Nous travaillons sur des artifices, comme des peintres. Il se joue alors autre chose – sur la rétine, sur la peau, sur la sensibilité. Ce qui m’importe, c’est la trace physique, physiologique, laissée sur le public. Le frisson qui perdure. Le souvenir d’une couleur qui, plus tard, ramènera à un instant de théâtre.

*Paul Audi La Riposte de Molière Verdier/poche

 

Propos recueillis par Sidonie Fauquenoi, février 2024.

Entretien avec Patrice Thibaud, comédien et metteur en scène

Entretien réalisé par Kilian Orain pour Télérama, 18.07.2024

La bonhomie et son visage doux attendrissent d’emblée. Patrice Thibaud a le sourire des hommes heureux. L’auteur, comédien, metteur en scène aime toujours autant amuser la galerie. De ses maîtres (Keaton, Jerry Lewis, Tati…), il n’a gardé que l’essence : utiliser son corps pour faire rire les spectateurs. Avec son comparse Philippe Leygnac, cet éternel enfant joue actuellement dans Fair Play. Une pièce joyeuse et burlesque sur le sport.

Pourquoi avoir voulu faire un spectacle sur le sport ?
Ce qui m’intéresse n’est pas tant le sport en lui-même mais les tics qui l’entourent. Je suis un grand observateur de mes contemporains. J’adore être à la terrasse d’un café et regarder les gens passer. Je tiens ça de mon grand-père qui m’a appris à repérer le petit détail que personne ne voit et dont on peut tirer de la poésie, de l’humour, ou de la tendresse. Quand je regarde un match de foot, je préfère ainsi scruter les arbitres et le banc de touche, ou bien les tics des joueurs, que le match en lui-même. Et puis, le sport est aussi le prétexte pour imaginer ce qui relève d’une performance à nos âges. J’aime bouger et m’amuser à 60 ans comme je le faisais dans une cour de récré.

D’où vient ce désir de rire et de faire rire ?
Je vais vous dire la même chose que beaucoup d’artistes : je pense que cela provient d’un manque d’amour. Quand mes parents ont divorcé, jeunes, je suis allé en pension pendant cinq ans, dans une école de curés. Je me couchais souvent en pleurant. J’avais besoin qu’on me montre qu’on m’aimait. Et donc j’ai commencé à faire rire les personnes autour de moi. Très vite, je suis devenu le chouchou de la classe, les professeurs m’adoraient. Aujourd’hui, quand je vois le public qui rit en sortant de mes spectacles, ça me fait plaisir.

Comment le théâtre est-il arrivé dans votre vie ? Même si j’ai une petite idée…
Oh non, vous n’avez aucune idée ! C’est une histoire incroyable… C’est comme si une force m’avait poussé, bien que je sois pourtant athée. En sixième, j’ai commencé à jouer des sketchs de Fernand Raynaud et Raymond Devos chaque fin de trimestre, lors de fêtes organisées par mon école. Et ça cartonnait ! Plus tard, alors élève dans une formation de décorateur-étalagiste, j’ai rencontré Marie, une amie que je vois toujours. Elle faisait du théâtre et me tannait pour que je l’accompagne. Je lui disais toujours non. Un jour, après un terrible chagrin d’amour, j’ai décidé d’y aller pour me changer les idées.

Que s’y est-il passé ?
En retard, je pousse la porte et je ne vois que des babas cool, cheveux longs, pieds nus, en plein exercice. J’entends le metteur en scène leur dire « vous êtes dans une motte de beurre ». Là, je referme la porte en me disant : « Oh mon Dieu, ce n’est pas pour moi ! » Le metteur en scène court me rattraper dans la rue. Et finalement je reviens après son insistance. Nous faisons une séance d’improvisation, où je fais rire tout le monde. Et je décide de revenir les séances suivantes. Parallèlement, mon grand-père me propose de reprendre sa société d’import-export de fruits et légumes. Je n’avais pas de métier, c’était une chance ! Mais quelques mois plus tard, alors que j’étais prêt à abandonner le théâtre, mon grand-père m’annonce son cancer et sa mort imminente. Il me dit alors : « Fais du théâtre ! »

Comment avez-vous rencontré votre comparse Philippe Leygnac ?
Vous voulez dire comment j’ai rencontré mon petit génie, ma muse ? [Rires] On s’est rencontrés grâce à Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff qui mettaient en scène Les Étourdis. J’ai été d’emblée impressionné par sa capacité à tout faire : musicien, compositeur, performeur… Depuis on s’inspire mutuellement. On ne se quitte plus ! Et ça fait seize ans que ça dure.

Edito 25/26 de la directrice

Le Escher Theater s’est affirmé comme un lieu de rencontre et de dialogue. Cette saison, nous continuons à créer du lien entre les publics, peu importe l’âge, l’origine ou les idées de nos spectateur·rices. Le théâtre est un espace démocratique où de multiples points de vue s’expriment librement, où le récit d’une société capable d’intégrer l’altérité se vit en actes.

Une partie du nouveau programme théâtral interroge la capacité d’empathie de notre société. Comment accueillons-nous la détresse, l’angoisse de nos contemporains, qu’ils soient proches de nous ou non? Sur nos scènes, à l’exemple des spectacles La Louve ou Bienvenue ailleurs, vous allez croiser des jeunes gens égarés qui cherchent refuge dans la nature, alors que leur avenir semble compromis par les crises politiques et sociales.

Vous aurez l’occasion de mesurer à quel point certains stéréotypes peuvent contaminer nos imaginaires. Blind spot décortique les rouages des préjugés racistes inconscients, tandis qu’une nouvelle mise en scène de Dom Juan fait tomber le mythe de l’éternel séducteur. Partant du procès France Télécom, Des gens au travail démonte les mécanismes de la violence du monde du travail. Pièce plus énigmatique qu’il n’y paraît, 12 hommes en colère peut se lire comme une parabole sur les écueils d’une justice rendue sous le coup des émotions et des idées fausses. Ou comment un seul individu, par le raisonnement et l’analyse critique, peut avoir un impact décisif sur l’opinion d’un groupe. Dans la création À l’ouest d’Arkham, une famille se bat contre la peur et l’incompréhension de tout un village, n’ayant comme dernier rempart que l’amitié d’un seul homme.

Enfin, l’équipe de la pièce Le poids des fourmis nous rappelle, non sans humour, que faire société a du bon: tout est moins lourd à porter si nous nous y prenons ensemble.

Entretien avec Renelde Pierlot, metteuse en scène de “Les jours de la lune”

La metteuse en scène belgo-luxembourgeoise Renelde Pierlot nous invite à une aventure théâtrale haute en couleurs avec Les jours de la lune, une création festive et jubilatoire qui célèbre la fin d’un tabou : celui des règles. La première aura lieu le 28 février au Escher Theater.

Comment est née l’idée de Les jours de la lune ?

L’idée est née en 2020, pendant le confinement. Sentant que tout allait fermer, j’ai couru à la bibliothèque pour emprunter une pile de livres. L’un d’eux, Le livre noir de la gynécologie, m’a profondément marquée : il abordait les violences gynécologiques. Cette lecture a éveillé en moi l’envie de traiter ce sujet sur scène. Mais je voulais que ce soit une création lumineuse, joyeuse et porteuse de réflexion. C’est ainsi que j’ai choisi de me concentrer sur une thématique en particulier : les règles. On sent aujourd’hui une libération progressive de la parole sur ce sujet, et j’avais envie de célébrer cette fin de tabou. Le spectacle sera festif et jubilatoire, tout en véhiculant des messages puissants.

Comment as-tu abordé la conception de la pièce ?

Tout d’abord, je me suis énormément documentée, j’ai lu beaucoup d’articles et d’ouvrages sur le sujet. Puis j’ai commencé à recueillir des témoignages de personnes, hommes et femmes, d’âges et de cultures différentes. En parlant des règles, on soulève une multitude de questions de société. À travers les témoignages, on se rend compte qu’il existe encore une méconnaissance importante du fonctionnement du cycle menstruel et du corps féminin en général. Le manque d’informations et les non-dits qui persistent ont des conséquences directes sur notre société : cela impacte la santé des femmes mais aussi les méthodes de contraception, qui reste à la charge des femmes du fait qu’il n’existe que très peu de recherche sur la contraception masculine. Le but de la pièce est de mettre en lumière tous ces sujets soi-disant intimes.

Comment s’est déroulée l’écriture de Les jours de la lune ?

Le défi a été de synthétiser tous les témoignages et tous les sujets de société soulevés par la thématique. Francesco Mormino m’a donc rejointe dans le processus d’écriture, se nourrissant des recherches et des idées que j’apportais. La construction de la pièce suit une double chronologie : historique, d’une part, puisque nous retraçons l’histoire des règles depuis l’avènement de l’humanité à travers divers tableaux et personnages célèbres, et une chronologie individuelle puisque que nous suivons l’évolution du cycle menstruel dans la vie des femmes depuis les ménarches (nom scientifique des premières règles) jusqu’à la ménopause. Pour représenter tout cela, nous avons créé quatre personnages : trois femmes de trois générations différentes… et un homme. C’était important pour moi de montrer que ce thème n’est pas « une histoire de bonnes femmes », mais qu’il concerne aussi les hommes. Après tout, si nous, toutes et tous, existons sur terre, c’est qu’une personne menstruée nous a porté.e.s et mis au monde ! Nous avons ensuite travaillé avec les comédien.ne.s en leur laissant une grande liberté d’improvisation. Il était important qu’ielles soient traversé.e.s par la matière et qu’ielles puissent enrichir le texte de leurs propres idées et ressentis.

Quelles ont été tes intentions dans la mise en scène de ce spectacle ?

J’ai voulu créer un univers festif et pédagogique. Chaque acte explore visuellement et de manière ludique ce tabou tout en apportant des informations essentielles. L’équilibre est crucial : rendre le sujet accessible sans en occulter la gravité, tout en créant un espace de célébration. Des témoignages vidéo des personnes rencontrées lors de la préparation de la pièce ponctuent les scènes de jeu. La scénographie et les costumes imaginés par Peggy Wurth [artiste résidente du Escher Theater] évoquent aussi des références visuelles familières comme des tableaux célèbres. Enfin, les idées et talents des comédien.ne.s contribuent à rendre le spectacle véritablement jubilatoire.

 

Christian et François Ben Aïm créent “Tendre colère”, grande et belle pièce comme un miroir de l’humanité

Article du journal La Terrasse, publié le 14 janvier 2025

Christian et François Ben Aïm signent ici une grande et belle pièce de danse contemporaine. Un jeu sur la puissance des corps, de la musique et de la lumière pour explorer les contradictions de l’être humain.

C’est un sentiment de force collective qui ressort de cette création pour dix danseurs et danseuses. Pour autant, les facétieux frères Ben Aïm prennent le temps de l’installer par un prologue en forme de duo tendre et burlesque au proscénium. Puis c’est l’image d’un groupe aligné en fond de scène, d’où s’élève une voix a cappella très country… On s’attendrait presque au surgissement d’une line dance, mais c’est tout autre chose qui advient, de plus grave, plus profond : une extraction de solos, comme poussés par une nécessité intérieure, et qui viennent occuper tout l’espace du plateau. En simultané s’organise alors une rencontre entre les corps, en duos, en trios, dans une circulation ininterrompue de gestes et de traversées. La danse envahit l’espace dans un continuum infini qui permet toutefois que le regard s’attarde sur des événements. Ici un porté, là une chute, ailleurs un rassemblement qui se disloque ; la qualité de mouvement qui transparaît dans ces corps virtuoses impressionne, dans des déséquilibres constants où le dos ploie, part à la renverse avant de se rétablir dans des spirales ou des courses contrariées. De corps en corps, la danse forme une masse mouvante, avec la sensation d’une puissance collective qui se dessine peu à peu, soutenue par la musique électronique aux sonorités envoûtantes. Les gestes fusent dans une gestion constante entre énergie centripète et centrifuge, entre abandon et débordement, mais toujours dans le sens d’un commun en friction.

Un paysage de sensations

Christian et François Ben Aïm ont réussi à travers cette pièce le pari du groupe et d’une écriture portée par un ensemble, bien dans son énergie vitale et ses aspirations collectives, mais toujours prompt à s’attacher à l’Autre. Tendre colère montre de grandes séquences dansées, qui s’articulent autour de moments de rupture : une explosion de fumée qui laisse place à toutes les possibilités de micro-effondrements et de formes de portances salutaires ; un surgissement de postures grotesques qui offre une échappée carnavalesque où l’on peut hurler ou danser tout son soûl ; un monologue touchant qui appelle au réveil pour contrer la violence ; un martèlement de bottes qui convoque un autre imaginaire… Les corps et leurs variations explorent une riche palette d’états qui ne se résument pas à la matérialisation du titre de la pièce, mais proposent un paysage de sensations tout en contrastes, comme un miroir de l’humanité, entre sérieux et gravité. Mention spéciale aux costumes de Mossi Traoré : s’ils possèdent leur propre mouvement, ils savent également accompagner de leur lignes et cassures intemporelles le mouvement des corps… jusqu’aux sautillements folkloriques et aux farandoles finales en chaîne ouverte, qui sont autant d’appels à réinventer notre être ensemble.

Nathalie Yokel

Entretien avec Lucy Kirkwood, auteure du Firmament

Extrait d’un article de Sarah Hemming dans le Financial Times (janvier 2020)

Cela faisait longtemps que je voulais écrire une pièce de théâtre sur les travaux ménagers“, confie Lucy Kirkwood en souriant. “Mais je voulais aussi la rendre vraiment passionnante“.

Si quelqu’un pouvait faire une pièce palpitante sur le ménage, Kirkwood l’a fait. Elle est l’autrice de l’éblouissante et ambitieuse oeuvre Chimerica (2013) abordant les relations entre l’Amérique et la Chine, qui a suscité des critiques élogieuses, a remporté de nombreux prix et a récemment été adaptée pour la télévision. Elle a ensuite écrit Mosquitoes (autour de la physique des particules et d’une rivalité fraternelle) et The Children (évoquant l’énergie nucléaire et le changement climatique). Toutes ses oeuvres abordent des préoccupations mondiales à travers des histoires personnelles vibrantes.

En effet, sa nouvelle pièce Le Firmament débute avec un groupe de femmes qui vaquent à leurs tâches ménagères quotidiennes. Ce n’est pourtant qu’une partie de la pièce. Le Firmament est une pièce sur le dépoussiérage, tout comme Macbeth est une pièce sur le lavage des mains. Se déroulant en 1759 à la frontière entre le Norfolk et le Suffolk, elle examine ce qui se passe lorsque ce groupe de femmes ordinaires – 12 en tout – est coopté pour faire partie d’un “jury de matrones”.

Enfermées dans une pièce du palais de justice local, leur tâche consiste à déterminer si une jeune femme, condamnée à être pendue pour meurtre, est enceinte ou non (« plaider le ventre » pouvait entraîner le report ou la commutation d’une peine de mort). Kirkwood a eu cette idée en parlant d’un tout autre sujet avec une historienne.

Cette dernière a utilisé l’expression “jury de matrones” et j’ai dit : “Qu’est-ce que c’est ?”, se souvient-elle. “Cela m’a fasciné, parce que dans le théâtre, tout ce qui sort de l’ordinaire est intéressant. Et pour ces femmes, être dans cette pièce ce jour-là n’est pas une situation ordinaire. En 1759, elles n’ont pas autrement accès à ces niveaux de pouvoir et elles se retrouvent pourtant dans cette pièce.”
Dans la pièce, les femmes sont isolées dans une chambre obscure, “sans viande, sans boisson, sans feu et sans bougie”, chargées de prendre une décision de vie ou de mort alors qu’une foule en colère rugit sous la fenêtre. Avec elles se trouvent la prisonnière – une personne brisée et caractérielle – et un homme, huissier de justice, qui n’est pas autorisé à parler.

C’est une situation sous-tension. Mais c’est aussi un changement radical de cette situation très prisée qu’est le drame de salle d’audience, que l’on retrouve tant à l’écran qu’à la scène. Alors qu’une oeuvre classique comme 12 Hommes en colère met en vedette une douzaine d’hommes en costume-cravate, ici sont représentées des femmes au foyer qui travaillent, s’inquiètent des tâches ménagères inachevées et de leurs familles qui les attendent. Les questions de pouvoir et de justice se mêlent alors aux préoccupations pratiques comme la récolte des poireaux, le barattage du beurre et la dentition des bébés, tandis que la mission de ces femmes exige une discussion franche sur le corps féminin.

Il y a là un élément du cheval de Troie, dit malicieusement Kirkwood. “[Le drame de la salle d’audience] est une grammaire que les gens connaissent bien. Dans la pièce, on retrouve les mêmes étapes que d’habitude : il y a des votes de temps en temps et on examine
les préjugés et les griefs personnels. Je pense qu’il y a donc des similitudes avec 12 Hommes en colère. Mais je pense qu’il y a aussi d’énormes différences qui s’expliquent par l’expérience spécifiquement féminine”.

Comme dans de nombreuses pièces de théâtre de procès, la pièce met en évidence les écarts entre la justice et l’équité, et souligne également les inégalités sociales. Elle s’appuie sur la longue collaboration de Kirkwood avec Clean Break, une compagnie qui travaille avec des femmes détenues. Dans Le Firmament, Lizzie, le personnage principal, est très consciente de la sphère d’influence limitée des femmes. Mais elle n’est pourtant pas une militante de la morale. Kirkwood a tenu à éviter ce qu’elle appelle le syndrome du “costume-blanc-Henry-Fonda” : l’individu charismatique qui retourne la foule et sauve la situation.

“Je trouve Lizzie beaucoup plus intéressante si le costume est sale”, dit Kirkwood. “Il y a un besoin constant que nos héroïnes féminines soient propres et parfaites. C’est une conception masculine – cette idée du héros brillant – et je ne vois pas de grand progrès dans le fait que nous parachutions des actrices dans les films Marvel. Je pense qu’on ne fait que changer la cerise sur le gâteau ; on ne change pas le gâteau. Je pense donc qu’il est vraiment important, une fois qu’on est à l’intérieur de ces structures, de les miner et de trouver des moyens de mettre en évidence leurs malhonnêtetés.”

« Je vis ma vie dans la terreur d’être ghettoïsée comme une sorte de “femme écrivain”, ajoute-t-elle. “C’est une chose tellement misérable qui arrive aux femmes écrivains. Je voulais que [cette pièce] soit vraiment musclée et robuste. Je suis allergique à tout ce qui est trop fantaisiste ou mystique dans ‘expérience des femmes’ – j’aime être dans la boucherie”.

Elle rit. Avec un chignon sur la tête et portant une jolie robe à fleurs, Kirkwood présente elle-même une silhouette élégante, voire assez sobre. Dans la conversation, cependant, elle est drôle, franche et vive. Elle admire des écrivains comme Howard Barker, dit-elle, qui combinent des sujets épiques et historiques avec un oeil vif pour les réalités désordonnées et piquantes de la vie. Son propre travail étudie souvent la responsabilité morale et l’héritage des décisions, et bien que Le Firmament soit son premier drame historique, il ne s’agit pas uniquement du XVIIIème siècle.

Comme toute dramaturge contemporaine qui écrit sur le passé, je parle du présent“, dit Kirkwood. “Je savais que je ne voulais pas que ce soit une sorte de reconstitution du National Trust [organisation caritative de préservation du patrimoine]: il fallait que ce soit urgent, moderne, comme si l’on se voyait instantanément sur scène… Je ne suis pas désespérée en voyant l’événement du Brexit, mais je pense qu’il y a désormais beaucoup d’éléments dans notre conscience collective sur le fonctionnement de la démocratie, sur la signification d’un vote et sur la façon dont nous gérons notre propre autorité dans les structures qui nous ont été données.”

Localiser la pièce dans l’Est de l’Angleterre en 1759 a permis à Kirkwood, qui vit dans cette région, d’employer un riche mélange entre l’anglais géorgien et le dialecte local. C’est aussi une des années où la comète de Halley est passée près de la Terre. La comète et sa récurrence figurent dans la pièce, et contribuent à son titre : “welkin” signifiant “firmament”.

“Cette comète est vraiment intéressante parce qu’elle n’a fait que quelques révolutions depuis les événements de la pièce”, dit-elle. “Elles [les matrones, ndt] portent toutes des bonnets et des corsets, mais la comète nous rappelle que l’époque n’est pas si lointaine. Et le plus grand geste de la pièce est ce moment, à la fin, où les femmes lèvent les yeux […] : le geste politique et métaphorique consistant à regarder physiquement le monde et le ciel est très significatif“.

1759, ajoute-t-elle, a également été une année importante pour l’histoire britannique et l’image que le pays avait de lui-même : “William Pitt, qui est mentionné dans la pièce, a été la première personne à avoir une sorte de vision impériale pour la GrandeBretagne. Et c’est cette année-là que nous avons commencé à remporter des victoires dans les Caraïbes, en Inde et au Canada – et donc toutes les choses que nous avons l’impression d’avoir perdu maintenant ont été forgées cette année-là. Le temps est une part vraiment importante de la pièce et il faut réfléchir à la façon dont les causes et les effets n’ont pas de corrélation au sein même d’une vie entière. Pour moi, le Brexit était un moment signifiant – nous avons une conversation avec une version de nous-mêmes qui a été forgée au XVIIIème siècle”.

Entretien croisé avec Brian Ca et Mikaël Serre autour du spectacle ANTI

Le titre de votre spectacle, ANTI, minimaliste s’il en est, ouvre néanmoins un vaste débat et peut avoir de multiples références. Qu’est-ce qu’il signifie dans le cadre de ce projet ?

Brian CA ANTI, pour nous, c’est être contre, c’est dire NON, c’est exprimer un refus. Le spectacle exprime ainsi la relation de l’être humain au pouvoir et aux forces sociétales, politiques qui le forment, qui le déterminent et qui le font avancer sur son chemin personnel. Le spectacle pose la question : de quelles révoltes sommes-nous faits ?

Mikaël Serre ANTI, c’est un spectacle sur la nostalgie du « non ». Enfants, nous nous construisons toujours par l’opposition, par le non. Ou bien l’enfant dit sans cesse non, ou bien ce sont les parents qui le reprennent sans cesse en lui disant non, en lui imposant des interdictions. Aujourd’hui, nous avons de plus en plus de mal à dire « non », à affirmer nos limites, à nous protéger, que ce soit au niveau politique, émotionnel, professionnel. Dire « non » est devenu  difficile.

Brian CA ANTI pose aussi la réflexion du « comment contester » et du politiquement correct : jusqu’où peut-on aller, quel degré de violence est justifié dans la contestation et dans le refus.

Mikaël Serre Et ainsi ouvre le débat sur l’art contestataire et sa valeur contemporaine ? Est-ce que le choc recherché par – par exemple – un théâtre dit In-Yer-Face est encore une arme qu’on peut brandir ?

Brian CA Est-ce qu’on montre la violence sur scène ou est-ce qu’on la déconstruit ?

 

Comment ses réflexions intellectuelles se traduisent-elles ensuite dans le travail chorégraphique, dans le travail avec les danseurs et danseuses ?

Brian CA Il s’agit de mettre en corps la violence du monde, dans un travail chorégraphique charnel, brut. Les états des corps des artistes sont autant de trajectoires, de récits que leurs mouvements racontent. Dans une première partie d’ANTI, les mouvements sont subis, puis, dans la deuxième partie, ils sont choisis, sont volontaires parce que les corps des danseurs et danseuses ont décidé d’« aller contre ».

Mikaël Serre Dans la vie on subit des contraintes sociales, puis, à un moment, quand on y arrive, on s’affirme, on recherche une plus grande liberté ou plus de bien-être. Nous avons fait travailler les artistes sur les écrits de Kathy Acker, Annie Le Brun et Maggie Nelson en s’inspirant des  thématiques qui traversent leurs oeuvres : le désir comme force subversive, l’écriture comme acte de résistance, la pensée comme un champ de bataille, et surtout l’art comme moyen de résister, en continuant à poser les questions essentielles.

Brian CA Pour attaquer ce vaste sujet, nous avons par exemple demandé aux danseurs et danseuses de venir en répétition avec des anecdotes et histoires personnelles, sur la violence, de courts épisodes biographiques, vraies ou fausses, d’ailleurs, que nous avons ensuite retravaillé sur base de propositions faites par Mikaël et moi-même, pour créer finalement un portrait plus collectif, plus universel sur les mécanismes de la violence, de l’oppression et de la révolte. Et qui se retrouvent finalement prononcées sur scène.

 

ANTI est une création chorégraphique de danse-théâtre. Un spectacle qui brasse les genres, basé sur la collaboration d’un chorégraphe, Brian CA, et d’un metteur en scène de théâtre et d’opéra, Mikaël Serre. Comment cette collaboration nourrit-elle le spectacle ?

Brian CA Nous sommes constamment dans un état de recherche. Je travaille le corps, Mikaël travaille en donnant des indications aux danseurs et danseuses, en les plaçant dans des situations théâtrales. Nous avançons dans un état d’instabilité intéressant, où l’un rattrape sans cesse l’autre. Il y a un constant va-et-vient complémentaire entre nous. Et ce processus, qui est marqué par une vraie horizontalité, une déhierarchisation amène le spectacle vers autre chose qu’un simple spectacle de danse ou de théâtre.

Mikaël Serre Nous sommes dans un dialogue, mais qui est très intuitif. Nous sommes attentifs à ce qui fait sens pour l’un et pour l’autre, puis nous conjuguons le travail. C’est un véritable travail à quatre mains. Même si – ou justement parce que – nos temporalités sont différentes. Il y a une immédiateté dans le travail avec les danseurs et danseuses, qu’on ne trouve pas avec le travail avec des comédiens et comédiennes de théâtre, où les choses se construisent dans le temps, dans une alchimie qui ne prend pas tout de suite, qui prend forme plus tard. Le mouvement de la danse donne un appui plus fort. C’est pareil pour la musique : Sylvain Jacques, sur des propositions corporelles de Brian ou thématiques de moi-même, pioche dans son répertoire de sons, textures et matériau sonore, qu’il agence, pour tout de suite faire accompagner les mouvements par quelque
chose de sensoriel.

Brian CA Mais ce qu’il nous importe de faire, c’est évidemment de prendre ces réflexions brûlantes et actuelles, et de les transformer en un spectacle qui touche, qui soit vrai et émotionnel.

 

Propos reccueillis par Ian De Toffoli

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