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Gespräch mit Steve Karier und Luc Feit

In seinem so leichtfüßigen wie tief existenziellen Roman Zwei Herren am Strand widmet sich der Schriftsteller Michael Köhlmeier der faszinierenden Freundschaft zwischen Winston Churchill und Charlie Chaplin. Regisseur Ivan Panteleev arbeitet die Quintessenz dieses so feinsinnigen wie anrührenden Buchs heraus und gibt Zwei Herren am Strand ihre eigene Bühne – mit den bekannten Schauspielern Luc Feit und Steve Karier.

Die Inszenierung von Zwei Herren am Strand hat eine lange Vorgeschichte. Es war Frank Feitler, der ursprünglich die Idee hatte, den Roman des Schriftstellers Michael Köhlmeier auf die Bühne zu bringen.

Steve Karier: Frank rief mich an, nachdem er 2022 am Escher Theater mit Luc und Änder Jung En Escher Jong inszeniert hatte, ein Stück, das sich ja mit dem Lebensweg des Schauspielers René Deltgen beschäftigt. Und er fragte mich, ob ich bereit wäre, in seiner nächsten Produktion dabei zu sein. Luc sei auch schon an Bord.
Luc Feit: Ja, wir hatten bereits länger überlegt, welchen Stoff wir für diese letzte gemeinsame Arbeit nehmen könnten. Es gab verschiedene Ideen, und plötzlich schlug Frank den Roman von Michael Köhlmeier vor.

Das Buch erschien 2014 und war ein großer Erfolg bei den LeserInnen und der Kritik. Der Text changiert zwischen dem weltpolitischen Geschehen und der privaten Situation der Männer. Beide litten unter Depressionen. Eigentlich gibt es bereits eine dramatische Fassung.

Steve Karier: Aber die war nicht wirklich kompatibel mit der Vision, die Frank von dem Abend hatte. Es war schnell klar, dass man den Text, der ja nicht für die Bühne geschrieben wurde, selbst adaptieren würde. Aber da habe ich mich, was die Arbeit am Text anging, herausgehalten. Ich konnte später dabei helfen, den Kontakt zu dem Theaterverlag herzustellen, um die Rechte zu klären, was nicht ganz einfach war angesichts der existierenden Bearbeitung.
Luc Feit: Frank und ich haben gemeinsam an einer Fassung gearbeitet, viel gestrichen natürlich, Akzente gesetzt, die uns wichtig waren – vor allem hinsichtlich der Depression, dem „schwarzen Hund“, wie Churchill die Krankheit ja selbst bezeichnet hat. Was ich an Frank besonders schätzte, war, dass er kein handelsüblicher Regisseur war, sondern eher ein Metteur en place. Er entwickelte gemeinsam mit uns Schauspielern etwas. Das war immer ein Dialog, eine Dynamik, eine besondere Form der künstlerischen Zusammenarbeit.

In dieser Zeit der Vorbereitung ist Frank Feitler dann schwer erkrankt, und im Dezember 2023 ist er gestorben.

Luc Feit: Aus diesem traurigen Grund musste das Projekt komplett neu gedacht werden. Es wird natürlich auch eine Hommage an Frank sein, an seine Vision von Theater.
Steve Karier: Durch Franks Tod ist diese Aufführung mit vielen Emotionen, auch persönlichen Erinnerungen, verknüpft. Aber ich habe mir vorgenommen, mich nicht überwältigen zu lassen, sondern mich gewissermaßen an das Thema, an die Ideen des Stücks neu heranzuschleichen, möglichst viel zuzulassen, mich überraschen zu lassen.

Ich kann mir nicht vorstellen, dass wir eine klassische historische Inszenierung zu sehen bekommen, oder?

Luc Feit: Wir spielen in der Tat keine historischen Fakten, sondern wir spielen gewissermaßen mit den Fakten. Das ist bereits im Roman so angelegt – das Hin und Her zwischen Behauptung und Wahrheit, zwischen dem Erfinden von Geschichten und dem Gewicht des 20. Jahrhunderts, eine Zeit, die beide Figuren ja jeweils auf ihre Art geprägt haben. Und es geht eben nicht nur um die imposanten Leistungen von Churchill und Chaplin als öffentliche Persönlichkeiten, sondern auch viel um ihre private, psychische Situation. Hier der Kampf gegen den Faschismus, dort der Kampf gegen die Depression – beides Gewalten, die einen niederdrücken und der Freiheit berauben.
Steve Karier: Franks Ansatz war von Beginn an, dass wir beide uns nicht starr aufteilen, also dass wir uns jeweils nicht eindeutig und definitiv auf die Rolle von Churchill oder Chaplin konzentrieren. Es soll stimmlich vielfältig, elastisch bleiben – und wir beide können dann entsprechend den Szenen freier agieren. Das ist auch quasi eine Notwendigkeit, wenn man die ganze Geschichte, die im Roman angelegt ist, erzählen will. In den Proben werden wir dann sehen, wohin es uns trägt.

Ivan Panteleev übernimmt die Regie von Zwei Herren am Strand. Wie kam es dazu?

Steve Karier: Uns war wichtig, dass wir das nicht in ganz fremde Hände geben. Wir wollten nicht, dass das jemand übernimmt, der in keinem Bezug zu Frank stand. Allerdings stellte sich das als schwierig heraus, aus unterschiedlichen Gründen. Ich habe Ivan bei den Ruhrfestspielen Recklinghausen kennengelernt, später war er zu Gast mit einer Inszenierung bei Fundamental Monodrama, dem Festival, das ich leite. Er konnte sich auch sofort vorstellen, sich an dem Projekt zu beteiligen – im Sinne, auch im Geiste von Frank Feitler, aber natürlich auch geprägt durch seine eigene Handschrift als Regisseur.

Crime et Châtiment, version théâtre d’objet

Après le succès de Frankenstein l’année passée au Escher Theater, la compagnie Karyatides revient avec un autre classique revisité. Elle propose une plongée singulière dans Crime et Châtiment, dans son style si particulier mêlant théâtre d’objet, humour, musique et souffle tragique.

Anatomie d’un crime

“C’est l’histoire de Raskolnikov, un jeune homme révolté, écrasé par la misère. Il est en lutte contre l’injustice, la pauvreté et le peu de perspectives que lui offre le monde. Alors, pour réaliser sa liberté par-delà la morale et au mépris de la loi, il vole et assassine une vieille usurière. Après tout, le monde sera mieux sans elle, et le butin pourra être redistribué…

Ce spectacle est l’anatomie d’un crime, de son fantasme à son aveu. Il est livré dans un rythme haletant, entre action et réflexion, ponctué d’humour et de chants.

Nous sommes fidèles à l’œuvre pour une grande part, mais nous avons dû faire des choix parmi les personnages principaux.

Pour que ce crime sordide interroge la société, nous mettons donc en scène un tribunal. De cette situation de départ, les personnages eux-mêmes nous font, par leurs récits et témoignages, plonger dans le temps où les faits se sont déroulés.

Nous pouvons ainsi faire des allers-retours entre présent et passé, narration, jeu direct et manipulation. Ce procédé permet également de rendre compte de la polyphonie du roman, en multipliant les angles de vue, et de mettre en jeu, via la trajectoire de Raskolnikov, des questions morales et philosophiques qui ont trait à la liberté, à la responsabilité, à la culpabilité, à la justice non-divine (mais sociale et institutionnelle).”

Dispositif et dramaturgie

“Le décorum et le langage technique du tribunal sont juste suggérés par une barre et par une adresse simple et directe au public. Le public peut alors s’identifier, se sentir concerné, se positionner comme s’il devait juger cet homme, ou son acte, dans toute sa complexité.

Il lui faudra alors comprendre et embrasser le contexte, dont la misère, peinte dans le roman avec tant de force poignante, sans pour autant le dédouaner de sa responsabilité morale.

Il faudra entendre et peser les avis des un·es et des autres: Dounia, la soeur, qui condamne résolument son frère pour son acte ; Porphyre, le flic qui condamne uniquement l’acte, mais pas l’homme ; Sonia la prostituée qui se condamne elle-même pour sauver Raskolnikov dans un geste sacrificiel… et celles et ceux qui condamnent avant tout la société injuste et pervertie, à commencer par son ami le plus proche, et une partie des étudiants présents au bar dont les discussions enflammées ponctuent le récit de réflexion politiques et sociales… de comptoir.

Nous déployons un dispositif scénique sobre, constitué d’une table centrale et de plusieurs supports. Deux acteur·ices jouent entre narration, manipulation et incarnation avec des figurines de divers formats et des éléments de décor récupérés, rafistolés.

Figurines en bois, plâtre ou résine, poupées en tissus sont les personnages principaux. Il y a parfois des clins d’oeil: une tasse sculptée figure le patron du bar, des bouchons de bouteilles aussi sculptés figurent les habitués du bar…

Nous naviguons entre le langage du théâtre d’objet et celui de la marionnette. L’espace est très ouvert. Il déploie ses possibilités avec une grande économie de moyen : lumière, déplacement d’un élément, passage à la barre.

Nous élaborons une esthétique dépouillée, rendant compte de la pauvreté, des cauchemars, des affres psychologiques de Raskolnikov, de la turpitude et de la beauté intérieure des personnages. Sans oublier l’humour.

La dramaturgie est multiple, et croise différents langages. Elle prend en compte le texte, les images, le jeu, le son et la musique. Robin Birgé livrera sous peu une note dramaturgie plus complète.”

Un spectacle musical

“Le cabaret est un lieu où une partie de l’action se passe, et où le chant peut être en arrière-plan d’une autre action.

Ainsi, le patron du dit-cabaret raconte son désespoir face à la misère dans un morceau de Scarlatti accompagné d’un son de guitare électrique, donnant au lieu une ambiance rock et suave, pendant que Raskolnikov tente d’échapper à la mélancolie.

Plus tard, le riche Loujine chante dans ce même cabaret sa déception suite à la rupture d’avec sa fiancée Dounia. Ce, dans une ambiance de karaoké où il se prend ridiculement au sérieux, victime d’une situation qu’il a provoquée, self-made man incompris, pendant qu’une tablée d’étudiants en avant-plan parle de violence sociale et de politique et essaye tant bien que mal de s’entendre par-dessus la chanson.

Dans sa chambre, pris par les délires de sa conscience, Raskolnikov voit et entend sa victime lui chanter sa plainte en accents mélancoliques qui rendent l’apparition fantomatique d’autant plus effrayante.

Qu’ils soient repris du répertoire ou (re-)composés, les chants ou le sprechgesang interviennent au cours du récit pour donner une respiration, appuyer une émotion, faire avancer l’intrigue.

Ils apportent une ambiance tantôt mélodramatique, tantôt humoristique, tantôt les deux en même temps.

Dans une certaine mesure, notre adaptation prend volontiers des allures de comédie musicale.

L’usage de la musique classique est au service de notre adage : révisez vos classiques. Nous ne révisons pas que la littérature.

Parfois les airs restent purs, intacts, nous respectons entièrement leur composition et l’interprétation qu’ils nécessitent. Pour d’autres airs, nous créons des arrangements et sortons des sentiers battus.

Il y a une balade au piano de Louis Moreau Gottschalk, un contemporain de Chopin mais bien moins connu, qui revient souvent. Ce sera le thème de la mère de Raskolnikov. Nous reprenons une partie de cette balade au piano, elle revient comme une boucle nostalgique qui hante Raskolnikov jusque dans ses rêves.

Un dernier mot : les Karyatides regardent l’œuvre de Dostoïevski dans un miroir, et le public y verra tous ses fantômes.”

 

Entretien avec Macha Makaieff, metteuse en scène

Trois ans après Tartuffe, présenté sous le titre Tartuffe-Théorème, vous montez Dom Juan de Molière. La notion de « transgression » guide votre approche de ces deux figures, de ces deux œuvres. Qu’est-ce qui est transgressé, au juste, par les deux héros éponymes ? Et qu’est-ce qui est transgressé dans chaque pièce ?

C’est le même charisme qui opère dans l’emprise chez les deux personnages, mais les enjeux de Dom Juan vont plus loin, il est d’une force irrésistible, séduction et violence revendiquées. (…) Ce qui m’importe dans la figure du transgresseur de toute loi, sacrée, sociale, humaine, c’est la question d’un homme en perdition, la figure de ce prédateur acharné, son vide, sa toxicité. Qu’est-ce que le désir frénétique et l’insatisfaction de cet être ? La figure du voyou, du criminel est l’endroit de révélation du cœur humain. Quel est cet étrange mystère de la jouissance du séducteur ? D’où vient cette énergie sadienne à pervertir tout autour de lui ? Séduire, mentir, et diviser chaque femme approchée, et infiniment. Être libre de proposer le Mal insolemment comme règle du jeu. Et voir quelle sera la réponse de la société qui l’encercle. Tartuffe est tout instinct, s’introduit dans une famille bourgeoise et névrosée, révèle à chacun son ambivalence, sa part noire. (…) Dom Juan affirme une dynamique libertaire et son absolu qui le mènent au crime. Il proclame avec insolence un manifeste du séducteur. Chez lui, tout se passe selon la stratégie implacable du désir, de la pulsion violente, de l’audace, de l’orgueil jusqu’à la mort.

Pour faire voir et entendre le désir omniprésent, vous placez votre Dom Juan en plein XVIIIe siècle français, qui est aussi le siècle de la transgression.

Je fais glisser la figure de Dom Juan vers le libertin du XVIIIe siècle, à coup sûr pour la sensualité plastique d’une époque, et pour le miroir sadien. Sade et son valet Latour ont été une clef de l’inspiration. Le tandem maître-valet maléfique, ses frasques. Sade, enfermé, traqué, empêché, exalté, et même embastillé, se fait donner le théâtre. Il m’importe de faire sentir une société au bord du gouffre, un Ancien Régime sur le point de craquer, une aristocratie qui veut effacer « le grand seigneur méchant homme », libertin déréglé qui la met en danger. Dom Juan se teinte du Don Giovanni de Mozart et da Ponte ; et à cet endroit, Sganarelle se rapproche de Figaro. Il tente de faire valoir des opinions singulières. Il est sous la coupe physique de son maître qui le fascine, il aime ça. Aujourd’hui, ce XVIIIe siècle nous éclaire, qu’il s’agisse de liberté pervertie, de craquement social, de l’émancipation des femmes, de leur refus de l’inadmissible.

Il y a quelques années, vous avez créé Trissotin ou Les Femmes savantes, un spectacle qui revendiquait joyeusement « l’illimité du désir du féminin ». Avec Dom Juan, le regard posé sur « l’illimité du désir masculin » est nettement plus inquiétant. Comment faire entendre les Femmes savantes, sous l’ombre du prédateur ?

C’est ici un désir masculin dévoyé, terrible, celui du séducteur égotiste, mufle, arachnéen. Il aimante ses proies qu’il choisit sans défense, croit-il. Mais quelque chose se grippe dans le système Dom Juan qui n’aboutit pas, le met en échec. Les proies se cabrent et échappent, la toute-puissance du prédateur se consume. L’inacceptable est démantelé. Mathurine et Charlotte s’émancipent sous nos yeux. Elles ont compris la manœuvre du double mensonge, et se sauvent. Parmi les personnages de femmes, y a encore celles qui chantent, dansent dans la maison du libertin. Divers destins féminins croisés qui révèlent une société.

La figure féminine majeure, dans Dom Juan, c’est évidemment Elvire. Vous la revendiquez puissante, à l’initiative d’une révolte. Comment (re)donner toute sa puissance à un personnage qui n’intervient qu’à deux reprises, dans une pièce où tout semble organisé autour de son oppresseur ?

Ici, Elvire n’est pas le personnage éploré et plaintif, la grande déçue de l’amour. Cette femme apparaît à travers une suite d’aveux. Elle est divisée, comme on peut l’être face à la perversité. Le corps ne cesse pas d’aimer du jour au lendemain ; il y a les traces d’un désir qui dure et encombre. L’emprise du séducteur se lit dans cet être bouleversé. On pense à Gaslight de Cukor que Hélène Frappat évoque au sujet du lien de domination qui pousse une femme à la folie. Bientôt, par le retour sur soi, quelque chose se construit chez Elvire. Nombre de femmes qui témoignent aujourd’hui, comme récemment Judith Chemla dans son livre Notre silence nous a laissées seules, ne se désignent pas comme des victimes : elles s’interrogent sur leur sidération face à la violence. Et affirment un autre destin. Bientôt, Elvire fait entendre à Dom Juan, à deux reprises un « non » libérateur. C’est pour elle une véritable métamorphose. Molière n’écrit pas un personnage de simple victime. Lui-même fréquentait et vivait parmi des comédiennes, femmes libres, exceptionnellement fortes, comme la Béjart, qui écrivait de la poésie, chantait, dansait, vivait comme elle l’entendait, hors des normes que la société imposait aux femmes au risque du déclassement. Celle que j’entends, et qui me touche, est une Elvire ironique et meurtrie, qui a été la proie d’un séducteur, mais qui n’en restera pas là.

Comment ne pas céder à la fascination ? Comment représenter cet héroïsme si paradoxal ?

Nous allons y céder. Il y a une jouissance à voir évoluer un criminel. En définitive, la vraie fascination s’exerce par le théâtre par la virtuosité des acteurs. La fascination est moins dans Dom Juan que dans le jeu de Xavier Gallais. Et puis, je n’efface pas du tout la comédie. Le rire, l’humour, l’écriture comique, c’est l’intelligence absolue. Les acteurs sont sur un chemin de crête entre la comédie et l’étonnement du drame ; cela nécessite une grande souplesse, un vrai talent. Et j’ai une troupe brillante !

Ce Dom Juan, enfin, sera une nouvelle aventure spectaculaire.

Plus que le surnaturel, c’est le surréel que je montre. Il m’importe de susciter l’imaginaire du public, pas seulement l’intelligible. La part plastique du théâtre est pour moi essentielle, corps, couleurs, géométrie, matériaux, bruits, musique, lumière, toutes choses d’une éloquence incroyable. Il y a la lumière surnaturelle de Jean Bellorini, le son de Sébastien Trouvé, les mouvements de Guillaume Siard. Nous travaillons sur des artifices, comme des peintres. Il se joue alors autre chose – sur la rétine, sur la peau, sur la sensibilité. Ce qui m’importe, c’est la trace physique, physiologique, laissée sur le public. Le frisson qui perdure. Le souvenir d’une couleur qui, plus tard, ramènera à un instant de théâtre.

*Paul Audi La Riposte de Molière Verdier/poche

 

Propos recueillis par Sidonie Fauquenoi, février 2024.

Entretien avec Patrice Thibaud, comédien et metteur en scène

Entretien réalisé par Kilian Orain pour Télérama, 18.07.2024

La bonhomie et son visage doux attendrissent d’emblée. Patrice Thibaud a le sourire des hommes heureux. L’auteur, comédien, metteur en scène aime toujours autant amuser la galerie. De ses maîtres (Keaton, Jerry Lewis, Tati…), il n’a gardé que l’essence : utiliser son corps pour faire rire les spectateurs. Avec son comparse Philippe Leygnac, cet éternel enfant joue actuellement dans Fair Play. Une pièce joyeuse et burlesque sur le sport.

Pourquoi avoir voulu faire un spectacle sur le sport ?
Ce qui m’intéresse n’est pas tant le sport en lui-même mais les tics qui l’entourent. Je suis un grand observateur de mes contemporains. J’adore être à la terrasse d’un café et regarder les gens passer. Je tiens ça de mon grand-père qui m’a appris à repérer le petit détail que personne ne voit et dont on peut tirer de la poésie, de l’humour, ou de la tendresse. Quand je regarde un match de foot, je préfère ainsi scruter les arbitres et le banc de touche, ou bien les tics des joueurs, que le match en lui-même. Et puis, le sport est aussi le prétexte pour imaginer ce qui relève d’une performance à nos âges. J’aime bouger et m’amuser à 60 ans comme je le faisais dans une cour de récré.

D’où vient ce désir de rire et de faire rire ?
Je vais vous dire la même chose que beaucoup d’artistes : je pense que cela provient d’un manque d’amour. Quand mes parents ont divorcé, jeunes, je suis allé en pension pendant cinq ans, dans une école de curés. Je me couchais souvent en pleurant. J’avais besoin qu’on me montre qu’on m’aimait. Et donc j’ai commencé à faire rire les personnes autour de moi. Très vite, je suis devenu le chouchou de la classe, les professeurs m’adoraient. Aujourd’hui, quand je vois le public qui rit en sortant de mes spectacles, ça me fait plaisir.

Comment le théâtre est-il arrivé dans votre vie ? Même si j’ai une petite idée…
Oh non, vous n’avez aucune idée ! C’est une histoire incroyable… C’est comme si une force m’avait poussé, bien que je sois pourtant athée. En sixième, j’ai commencé à jouer des sketchs de Fernand Raynaud et Raymond Devos chaque fin de trimestre, lors de fêtes organisées par mon école. Et ça cartonnait ! Plus tard, alors élève dans une formation de décorateur-étalagiste, j’ai rencontré Marie, une amie que je vois toujours. Elle faisait du théâtre et me tannait pour que je l’accompagne. Je lui disais toujours non. Un jour, après un terrible chagrin d’amour, j’ai décidé d’y aller pour me changer les idées.

Que s’y est-il passé ?
En retard, je pousse la porte et je ne vois que des babas cool, cheveux longs, pieds nus, en plein exercice. J’entends le metteur en scène leur dire « vous êtes dans une motte de beurre ». Là, je referme la porte en me disant : « Oh mon Dieu, ce n’est pas pour moi ! » Le metteur en scène court me rattraper dans la rue. Et finalement je reviens après son insistance. Nous faisons une séance d’improvisation, où je fais rire tout le monde. Et je décide de revenir les séances suivantes. Parallèlement, mon grand-père me propose de reprendre sa société d’import-export de fruits et légumes. Je n’avais pas de métier, c’était une chance ! Mais quelques mois plus tard, alors que j’étais prêt à abandonner le théâtre, mon grand-père m’annonce son cancer et sa mort imminente. Il me dit alors : « Fais du théâtre ! »

Comment avez-vous rencontré votre comparse Philippe Leygnac ?
Vous voulez dire comment j’ai rencontré mon petit génie, ma muse ? [Rires] On s’est rencontrés grâce à Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff qui mettaient en scène Les Étourdis. J’ai été d’emblée impressionné par sa capacité à tout faire : musicien, compositeur, performeur… Depuis on s’inspire mutuellement. On ne se quitte plus ! Et ça fait seize ans que ça dure.

Entretien avec Bach-Lan Lê-Bá Thi, metteuse en scène d’À l’ouest d’Arkham

Après le succès de Leurs enfants après eux, la metteuse en scène Bach-Lan Lê-Bá Thi retrouve l’auteur Mani Muller et la Cie du Grand Boube pour adapter une autre oeuvre littéraire sur scène. Ici, changement de décor, puisqu’il s’agit de retranscrire sur scène l’atmosphère étrange de l’univers du célèbre écrivain H.P. Lovecraft. La première aura lieu le 24 octobre 2025 au Escher Theater.

L’oeuvre de Lovecraft occupe une place particulière dans notre culture populaire contemporaine. Quel est votre rapport personnel à son oeuvre ? Comment vous est venue l’idée de l’adapter sur une scène de théâtre ?
L’idée était tout d’abord de travailler tous ensemble sur un projet de la Cie du Grand Boube, avec Mani Muller, Peggy Wurth et Jérôme Varanfrain… On est parti de l’univers de Lovecraft sous l’impulsion de Mani Muller, qui allait s’occuper de l’écriture et qui connaît bien l’oeuvre et l’univers de cet écrivain. Peggy Wurth, qui s’occupe de la scénographie et des costumes, a elle aussi rapidement été inspirée par l’univers de Lovecraft en imaginant une transposition sur scène.
Nous sommes assez vite tombés d’accord sur l’idée d’adapter la nouvelle La couleur tombée du ciel. C’est une nouvelle de 1927, qui marque le début de son « cycle cosmique », et qui est l’une de ses oeuvres majeures. Dans cette nouvelle, on retrouve l’atmosphère d'”horreur cosmique” propres à l’univers de Lovecraft. Transposer sur scène l’indescriptible, l’indicible et l’incompréhensible a donné lieu à un passionnant travail de recherche et de création d’atmosphère.

Comment avez-vous travaillé la tension dramatique et la sensation d’angoisse propre à l’oeuvre de Lovecraft sur scène ?
Nous nous sommes servis des diverses possibilités qu’offrent les moyens de la scène pour représenter la tension et l’angoisse. Il y a une évolution dans la gradation dans les événements. Les comédien·ne·s portent la dimension d’effroi et d’angoisse dans leur jeu. La création lumière de Marc Thein participe également à suggérer un sentiment d’étrangeté, tandis que le travail de Marc Scozzai à la vidéo, montre le passage du temps et la dégradation de la nature environnante. Avec Peggy Wurth et Mani Muller, on a imaginé une scénographie qui permet de passer d’une époque à l’autre aisément.

Justement, pourquoi avoir choisi de transposer l’intrigue à la fin des années 80-début 90 ?
Comme il s’agit d’une adaptation pour le théâtre, nous avons voulu être totalement libres dans son développement et en même temps retrouver certains éléments présents dans la nouvelle. Nous avons choisi un présent de narration qui se situe à la période fin 80-90. Nous avons baigné dans cette culture ciné/télé-là.
C’est une période où un tas de séries et de films avec des enquêtes du FBI, de la CIA ou avec des agents spéciaux ont pu être découvertes et qui présentaient des intrigues souvent sombres, mystérieuses, voire paranormales (Twin Peaks, Blue Velvet…). Pour nous, cela permet de mêler l’enquête à de l’étrangeté. Adapter la nouvelle à cette époque nous permet également d’être dans une temporalité qui nous intéresse : tout comme dans la nouvelle de Lovecraft, nous faisons référence à un passé mais à un passé plus récent avec des références croisées entre l’univers Lovecraftien et celui plus contemporain des années 80-90.

Votre mise en scène accorde une place importante au son et à la vidéo. Quel rôle joue cette dimension audiovisuelle dans la narration et l’atmosphère du spectacle ?
Nous avons deux dispositifs vidéo : l’un sert de marqueur de temps avec des images projetées en arrière-scène sur un grand écran durant toute la durée de la pièce et qui représentent le cosmos, et la nature autour.
L’autre dispositif vidéo nous permet d’explorer le style télévisuel des années 80-90. A cette époque, la télévision trônait dans les foyers. Dans certaines familles, le journal télé était le moyen d’information principal.Sur cet écran de télévision, nous intégrons des images d’enquête, sous forme de reportages, d’interviews, dans un style VHS des années 80-90. Cet écran a une double fonction : il sert à illustrer l’enquête en cours tout en accentuant la distorsion de la réalité, comme si le spectateur était immergé dans une vision déformée du passé.
L’univers sonore est également un élément important, qui mêle des sons d’ambiances plus naturels à des mélodies, plus intimes et terre-à-terre, reflétant le personnage de Merwin, en accord avec la musique de l’époque (rock, new wave, comme Depeche Mode, OMD ou The Cure), et formant un contraste avec un monde plus vaste et effrayant.
Le personnage d’Ammi Pierce (interprété par Joël Delsaut) est central, mais vous introduisez aussi une enquêtrice du FBI (interprétée par Nora Zrika). Quel rôle joue ce nouveau personnage dans votre adaptation ?
Dans la nouvelle initiale, Ammi est le voisin et ami de la famille Gardner, il est le témoin direct des évènements qui se sont produits à l’époque : de la chute du météore qui laisse les scientifiques sans réponse, à ses conséquences désastreuses sur la famille des fermiers et la nature autour. Une agente du FBI arrive sur place pour enquêter sur la disparition de cette famille et le mystère “des jours étranges”, comme le nomme Lovecraft dans sa nouvelle.
Pour nous, introduire l’enquêtrice Doreen permet donc de construire une enquête qui devient un prétexte pour plonger le spectateur dans un monde instable, déroutant et psychologiquement perturbant. Par effet miroir, le spectateur devient en quelque sorte à son tour, enquêteur, cherchant à assembler les pièces de ce puzzle déconcertant, ne sachant pas ou cela va le mener, acceptant d’aller vers un endroit où il ne va peut-être se perdre, loin de se convictions initiales.

La nature occupe une place importante dans cette pièce. Comment avez-vous travaillé sa représentation scénique et symbolique ?
L’oeuvre pose des questions : Le monde est-il fait pour l’Humain, et va-t-il y survivre? Quelle est la place de l’Humain à l’échelle de l’univers? Que comprend-t-on de la réalité, de la nature qui nous entoure et de sa façon de fonctionner ? Arrive-t-on à tout expliquer ? Où sont nos limites dans la connaissance ?
Dans la pièce, la nature d’abord en harmonie avec les personnages se comporte au fur et à mesure d’une manière invraisemblable ; la végétation florissante entourant la ferme au début, commence soudain à devenir indomptable, en décomposition et stérile. Le lait des vaches nourricier au départ devient imbuvable. L’eau, source de vie et symbole de mère nature, depuis son puits devient source d’infection. Nous cherchons à transmettre les changements de cette nature sur le plateau à travers des images qui créent un climat visuel illustrant la puissance et la dégénérescence végétale.
Dans notre dispositif, la vidéo joue ce rôle central dans la représentation de la nature et de son déclin. Les changements de costumes et l’évolution du jeu des comédiens tout le long de la pièce participent également à représenter l’impact de la présence de cette nature tout autour.

À Avignon, “Punk.e.s” ou l’héritage des Slits et du “no future”

Article de Fabienne Darge paru dans Le Monde, 21/07/2023

Dans le « off » du festival, à La Scala Provence, Rachel Arditi et Justine Heynemann redonnent vie au premier groupe de punk féminin, créé en 1976, dans un spectacle qui dépote.

À La Scala Provence, les épingles à nourrice et les blousons de cuir cloutés sont aussi dans la salle. Avignon pogote, avec un spectacle qui dépote, Punk.e.s ou comment nous ne sommes pas devenues célèbres, créé par deux quadragénaires d’aujourd’hui. Rachel Arditi et Justine Heynemann qui ont coécrit le texte (mis en scène par la seconde), sont nées au moment où quatre filles en colère créent le premier groupe de punk féminin britannique, The Slits : entre 1976 et 1977. Moins connues que leurs homologues masculins des Sex Pistols ou des Clash, les Slits (« fentes », en français) n’en sont pas moins restées dans l’histoire du rock comme des pionnières, qui ouvriront la voie aussi bien à Björk qu’à PJ Harvey, Beth Ditto ou Lady Gaga.

Rachel Arditi et Justine Heynemann en font des figures on ne peut plus attachantes, dont l’épopée, qui durera quatre ans, jusqu’en 1979 – le groupe se reformera en 2006, mais ce ne sera plus la même histoire –, s’incarne en un spectacle formidablement vivant, pêchu et tendre (mais oui). La musique, jouée en direct par d’excellents interprètes, fait ici partie intégrante de la dramaturgie : elle se tisse avec les dialogues et la narration avec évidence.

Tout commence à l’hiver 1976. « Un hiver terrifiant. L’hiver du mécontentement. Le pays est tombé dans une crise sans précédent. Les jeunes sont au chômage. Les rues sont grises, le futur est noir. Tellement noir qu’il a disparu », écrit Rachel Arditi, dont le texte est tout du long plein d’esprit et de sensibilité. Ariane Forster, dite Ari Up, Paloma Romero, dite Palmolive, Viviane Albertine, dite Viv Albertine, et Tessa Pollitt se rencontrent avec la même envie d’en découdre. Elles ont entre 14 et 20 ans, et elles ont toutes le même modèle : Patti Smith, qui, en 1975, vient de sortir son premier album, Horses, avec cette chanson, Gloria, qu’elles écoutent encore et encore.

Sex Pistols, Iggy Pop, Rolling Stones…

Et c’est avec Gloria que commence Punk.e.s, qui fait vivre leurs rêves et leurs combats contre un milieu du rock qui est encore un bastion masculin tout aussi machiste, pour ne pas dire plus, que le reste de la société, et contre le formatage de leur image imposé par les maisons de disques. On croise dans ce spectacle, s’inscrivant dans la filiation d’une certaine comédie anglaise à la The Full Monty, tout un monde qui fait partie de la légende du punk. De Sid Vicious, « qui n’a pas la lumière à tous les étages », à Mick Jones, chanteur et guitariste des Clash, et petit ami de Viv Albertine, en passant par Nora Forster, la mère d’Ari Up, amie de Jimi Hendrix et future épouse de John Lydon, le chanteur des Sex Pistols – Nora Forster sans
qui les Slits n’auraient pas existé.

L’époque revit, aussi, à travers les morceaux choisis et réinterprétés avec brio, et qui composent un véritable paysage fait de colères, de désirs, de sensibilité et de lucidité face au futur qui se profile : en 1979, Margaret Thatcher accédera au pouvoir au Royaume-Uni, et le monde ne sera plus jamais le même. D’Anarchy in the UK, des Sex Pistols, à I Wanna Be Your Dog, des Stooges, de Miss You, des Rolling Stones, à Silly Games, de Janet Kay, en passant par une interprétation magnifique, tout en douceur, de Should I Stay or Should I Go, des Clash. Sans oublier les propres chansons des Slits, à commencer par ce Typical Girls, où les filles moquent avec une ironie mordante ces « femmes moyennes » qui « ne créent ni ne se rebellent », et ne vivent que dans l’attente de leur « typical boy ».

Entretien avec Nicole Mossoux et Patrick Bonté

Entretien réalisé par Anne Longuet Marx à propos du spectacle Les nouvelles hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien. Extrait de L’actuel et le singulier, Lansman Éditeur, 2005.

Les oeuvres d’art ont une énergie ou une dynamique propre déjà agissante. Ce serait intéressant de savoir pourquoi Cranach : il y a déjà quelque chose, soit matière, soit dynamique, soit propos, soit rapport au monde, qui déclenche chez vous le désir d’élaborer à partir de là, un autre univers…

Nicole Mossoux : Il y a chez Cranach comme un appel d’air. On peut utiliser l’oeuvre de plasticiens pour l’étincelle qu’ils provoquent en nous, pour le rebond, on peut s’en inspirer, en être habité quand on élabore un spectacle, mais rarement au point de s’en rapprocher comme on l’a fait avec l’oeuvre de Cranach. Je crois que c’est parce qu’il préserve du vide, que ses personnages ne sont vraiment ni présents ni absents. C’est bien sûr notre point de vue, contemporain, subjectif, mais il y aurait comme une interrogation dans le regard de ces femmes, une suspension dans les attitudes qui fait que nous pouvons intervenir, nous lover dans les creux. On peut allègrement imaginer de l’avant, de l’après, ou ce qui se trame dans la tête du personnage portraituré. Chez Breughel ou Jérôme Bosch, tout est là qui existe, qui a sa propre théâtralité… que pourrions-nous y ajouter ? Tout tableau peut susciter des créations, les nourrir, mais on ne peut pas se glisser dedans aussi facilement.
Il y a un côté « gant » chez Cranach. L’interprétation de ses personnages est aussi grandement facilitée par la contrainte du costume, par la définition du cadre, on peut s’appuyer en toute tranquillité sur les références historiques que nous confie sa peinture et, chaque soir, se raconter une tout autre histoire, se charger de nouvelles intentions : la précision de toutes ces données fait qu’on peut trouver beaucoup de liberté, qu’il y a place pour des relectures.
C’est parfois un élément très concret, comme par exemple la scénographie, qui nous amène à trouver la cohérence d’un projet. Dans le cas du Cranach, l’idée de Patrick de placer les situations dans des fenêtres… Ça paraît évident comme ça, puisqu’on partait de la peinture, mais le cadre ne pouvait s’imposer que comme une nécessité propre au spectacle, et non par le fait de parler de peinture. Ce n’est qu’après avoir vu évoluer les personnages dans l’espace qu’on a senti qu’il y fallait un resserrement, par la rigueur et la mise en exergue qu’apporte le cadre. Et ensuite c’est la mise en rapport des cadres entre eux qui a déterminé la structure, la logique rythmique du spectacle.

Donc, là c’est quand même le travail sur le détail qui a déclenché…

Nicole Mossoux : Oui, et le travail du cadre nous a amenés à considérer le détail comme nodal. On s’est mis à zoomer sur la courbe d’un poignet, la direction d’une nuque. Chaque parcelle du corps devenait signe, devenait porteuse de sens. Et je crois que le spectateur refait ce même travail d’approche et de démantèlement. En fait, le metteur en scène, le chorégraphe fait-il autre chose que préparer le terrain, ouvrir des pistes, à la fois précises et en devenir ? Il prépare des sentiers où le spectateur se promènera à sa manière, il l’invite à regarder telle ou telle chose, sans présager de son émotion.

La première chose qui frappe quand on voit Cranach, c’est effectivement qu’il y a un cadrage particulier, qui déstructure l’ensemble, plusieurs tableaux dans le tableau. On est amené, comme spectateur, à passer d’une intensité à une autre. J’aimerais savoir si, pour ce dispositif-là, la scénographie a tout de suite été évidente ou si c’est venu à partir du travail d’improvisation sur chaque scène ?

Patrick Bonté : C’est arrivé après une semaine ou deux de répétitions, ça a répondu à un besoin, ressenti très tôt, de resserrer sur le geste, de montrer ceci et non cela, c’était comme un projecteur dont on balaierait le faisceau sur l’action, sur les acteurs. Parce qu’au départ, évidemment, s’inspirant de l’oeuvre d’un peintre, cela aurait été tout à fait redondant de commencer à mettre des gens dans des cadres. Ça n’a pas d’intérêt. Les douze séquences qui avaient été écrites, dont on s’est inspiré pour les improvisations, l’ont été en ne tenant aucun compte du cadre, en ne tenant aucun compte que c’était même l’oeuvre d’un peintre dont on s’était inspiré. C’était plutôt des propositions d’états, de situations, des propositions d’actions qui formaient le matériel de départ. Au fur et à mesure que les matières sont venues, elles se sont révélées très hétérogènes, même si elles étaient liées à Cranach et à certaines situations de la peinture maniériste. Il fallait qu’un fil rouge soit tiré, qu’un axe soit suivi. Et on a retrouvé les cadres à ce moment-là, sans préméditation.
Travailler d’après Cranach n’a pas déclenché une envie d’explorer la peinture à proprement parler ; cela nous a rendu sensibles au fait que notre lien à l’image était central, que notre parole partait de là. Finalement, tout ce qui est de l’ordre de l’intention théâtrale ou du travail sur le mouvement ne concourt qu’à un seul objectif : créer une image scénique porteuse de sens, qui ne prétende pas détenir une vérité mais dans laquelle règne une tension liée aux contradictions dont elle est nourrie. Nous avons besoin de cet ancrage dans le sens. Les acteurs et les danseurs ont, eux aussi, ce besoin d’intentions et de situations qui leur permettent de développer une vie propre, habitée : ce ne sont pas que des corps, ils ont leur rythme, leurs pensées, leurs élans ; ils créent l’image mais ne lui appartiennent pas. Même s’ils en sont le sujet principal, ils ne sont dans aucune posture. L’image, elle non plus, n’est pas à leur service, ni à celui du geste ou du texte. L’image est un objet qui existe en soi, qui touche à l’indicible et qu’on ne peut pas décrire sans le dénaturer. L’image est un objet de pensée, de rêve et de critique. C’est un objet libre et autonome – vivant.

Entretien avec Kader Attou à propos de “Symfonia”

Dix ans après sa création, vous reprenez Symfonia Piesni Załosnych pour quelles raisons ?
Quand j’ai découvert l’oeuvre de Gorecki en 1994, j’ai été happé, saisi par sa beauté, sa puissance, si bien que des années après elle me bouleverse toujours autant. Ma réflexion chorégraphique s’est enrichie et renouer avec l’oeuvre prend tout son sens. Je me suis rendu compte qu’elle m’avait donné la capacité de ressentir ce que les autres ressentent. Elle rejoint cette humanité dansante que j’explore dans mon travail, l’urgence absolue de vivre. Cette symphonie est un combat, un aller-retour constant entre l’ombre et la lumière, qui à la fin s’ouvre sur l’espoir. Elle est avant tout un hommage à la mère, à la femme, et dans cette reprise, je voudrais réhabiliter ce postulat qui était celui de Gorecki.

Comment l’oeuvre musicale est-elle construite ?
Elle a été écrite en 1976 dans un contexte de musique contemporaine et c’était une composition audacieuse pour son temps, avec trois mouvements lents pour soprano et orchestre. J’utilise l’enregistrement de 1992 par le London Sinfonietta dirigé par David Zinman, qui l’a rendue célèbre dans le monde entier avec la magnifique soprane Dawn Upshaw. Le premier mouvement Lento – sostenuto tranquillo ma cantabile commence par un vaste prélude orchestral amenant un chant religieux inspiré d’une lamentation écrite au XVe siècle et qui évoque l’amour d’une mère pour son fils mort pendant la guerre. Le deuxième mouvement Lento e largo – tranquillisimo est une prière, adressée à sa mère, qui fut inscrite par une jeune prisonnière sur les murs de sa cellule dans le sud de la Pologne avant qu’elle ne soit tuée par la Gestapo. Dans le troisième mouvement Lento – cantabile semplice, la soprano déclame le texte d’un chant populaire écrit dans le dialecte de la région montagnarde d’Opole. Il s’agit du deuil d’une mère qui cherche son fils disparu pendant la guerre. C’est une oeuvre religieuse, grave, majestueuse, d’une luminosité incandescente et l’interprétation de la soprane accompagne d’une manière incroyable ce sentiment d’être avec des âmes en élévation.

Vous abordez le spectacle avec un prisme différent que celui d’”une oeuvre de la Shoah”…
On présente souvent la symphonie comme une oeuvre de la Shoah mais Gorecki réfutait cette approche. Sa femme était une grande pianiste qui a laissé sa carrière pour s’occuper de lui et quand je lui ai demandé, lors de notre rencontre, pourquoi il l’avait créée, il s’est tourné vers elle et m’a dit les yeux remplis de joie : “C’est pour elle, pour la femme, pour les mères”. Les trois mouvements évoquent une mère qui perd son enfant dans un contexte de guerre. Mais Gorecki utilise ce contexte pour parler du mal dont est capable l’être humain et il dit “plus jamais ça”. Le monde ne va pas bien aujourd’hui, on semble perdre la mémoire collective, on est dans le repli identitaire, des peuples souffrent et migrent. C’est le moyen de dire n’oublions pas et d’évoquer une forme d’espoir pour l’avenir. Mais cette symphonie est avant tout un hommage à la femme, à l’origine de la vie qu’elle porte en elle.

Vous dites que cette oeuvre résonne en chacun de nous, qu’elle est universelle, pourquoi ?
Dans son écriture, Gorecki voulait qu’elle soit accessible à tous, même à ceux qui n’ont aucune culture musicale. Elle nous relie fondamentalement à nos émotions intérieures, c’est de l’ordre de l’intime et de l’indicible. Elle évoque la souffrance, la douleur, l’amour, la joie, tout ce qui nous rassemble finalement. On a le sentiment qu’elle va puiser au fond de nous, qu’elle éveille des choses que nous ne contrôlons pas, qui nous saisissent et qui nous rendent vulnérables. Et je trouve extraordinaire qu’il parvienne à toucher à cela.

Comment abordez-vous l’écriture chorégraphique ?
L’enjeu de cette pièce réside dans le fait d’écrire une partition chorégraphique sans que la danse soit en dessous de la musique. L’oeuvre musicale se suffit à elle-même, elle est d’une grande puissance. En la reprenant, mon intention n’est pas de bouleverser la chorégraphie. Je veux approfondir l’interprétation et développer de nouveaux axes, épurer la danse, travailler les liens entre les trois mouvements, resserrer les duos, éclairer ce regard sur la femme, rendre perceptible le sens de l’oeuvre et mettre en évidence la beauté des textes des chants.

Propos reccueillis par Martine Pullara.

Edito 25/26 de la directrice

Le Escher Theater s’est affirmé comme un lieu de rencontre et de dialogue. Cette saison, nous continuons à créer du lien entre les publics, peu importe l’âge, l’origine ou les idées de nos spectateur·rices. Le théâtre est un espace démocratique où de multiples points de vue s’expriment librement, où le récit d’une société capable d’intégrer l’altérité se vit en actes.

Une partie du nouveau programme théâtral interroge la capacité d’empathie de notre société. Comment accueillons-nous la détresse, l’angoisse de nos contemporains, qu’ils soient proches de nous ou non? Sur nos scènes, à l’exemple des spectacles La Louve ou Bienvenue ailleurs, vous allez croiser des jeunes gens égarés qui cherchent refuge dans la nature, alors que leur avenir semble compromis par les crises politiques et sociales.

Vous aurez l’occasion de mesurer à quel point certains stéréotypes peuvent contaminer nos imaginaires. Blind spot décortique les rouages des préjugés racistes inconscients, tandis qu’une nouvelle mise en scène de Dom Juan fait tomber le mythe de l’éternel séducteur. Partant du procès France Télécom, Des gens au travail démonte les mécanismes de la violence du monde du travail. Pièce plus énigmatique qu’il n’y paraît, 12 hommes en colère peut se lire comme une parabole sur les écueils d’une justice rendue sous le coup des émotions et des idées fausses. Ou comment un seul individu, par le raisonnement et l’analyse critique, peut avoir un impact décisif sur l’opinion d’un groupe. Dans la création À l’ouest d’Arkham, une famille se bat contre la peur et l’incompréhension de tout un village, n’ayant comme dernier rempart que l’amitié d’un seul homme.

Enfin, l’équipe de la pièce Le poids des fourmis nous rappelle, non sans humour, que faire société a du bon: tout est moins lourd à porter si nous nous y prenons ensemble.

Entretien avec Renelde Pierlot, metteuse en scène de “Les jours de la lune”

La metteuse en scène belgo-luxembourgeoise Renelde Pierlot nous invite à une aventure théâtrale haute en couleurs avec Les jours de la lune, une création festive et jubilatoire qui célèbre la fin d’un tabou : celui des règles. La première aura lieu le 28 février au Escher Theater.

Comment est née l’idée de Les jours de la lune ?

L’idée est née en 2020, pendant le confinement. Sentant que tout allait fermer, j’ai couru à la bibliothèque pour emprunter une pile de livres. L’un d’eux, Le livre noir de la gynécologie, m’a profondément marquée : il abordait les violences gynécologiques. Cette lecture a éveillé en moi l’envie de traiter ce sujet sur scène. Mais je voulais que ce soit une création lumineuse, joyeuse et porteuse de réflexion. C’est ainsi que j’ai choisi de me concentrer sur une thématique en particulier : les règles. On sent aujourd’hui une libération progressive de la parole sur ce sujet, et j’avais envie de célébrer cette fin de tabou. Le spectacle sera festif et jubilatoire, tout en véhiculant des messages puissants.

Comment as-tu abordé la conception de la pièce ?

Tout d’abord, je me suis énormément documentée, j’ai lu beaucoup d’articles et d’ouvrages sur le sujet. Puis j’ai commencé à recueillir des témoignages de personnes, hommes et femmes, d’âges et de cultures différentes. En parlant des règles, on soulève une multitude de questions de société. À travers les témoignages, on se rend compte qu’il existe encore une méconnaissance importante du fonctionnement du cycle menstruel et du corps féminin en général. Le manque d’informations et les non-dits qui persistent ont des conséquences directes sur notre société : cela impacte la santé des femmes mais aussi les méthodes de contraception, qui reste à la charge des femmes du fait qu’il n’existe que très peu de recherche sur la contraception masculine. Le but de la pièce est de mettre en lumière tous ces sujets soi-disant intimes.

Comment s’est déroulée l’écriture de Les jours de la lune ?

Le défi a été de synthétiser tous les témoignages et tous les sujets de société soulevés par la thématique. Francesco Mormino m’a donc rejointe dans le processus d’écriture, se nourrissant des recherches et des idées que j’apportais. La construction de la pièce suit une double chronologie : historique, d’une part, puisque nous retraçons l’histoire des règles depuis l’avènement de l’humanité à travers divers tableaux et personnages célèbres, et une chronologie individuelle puisque que nous suivons l’évolution du cycle menstruel dans la vie des femmes depuis les ménarches (nom scientifique des premières règles) jusqu’à la ménopause. Pour représenter tout cela, nous avons créé quatre personnages : trois femmes de trois générations différentes… et un homme. C’était important pour moi de montrer que ce thème n’est pas « une histoire de bonnes femmes », mais qu’il concerne aussi les hommes. Après tout, si nous, toutes et tous, existons sur terre, c’est qu’une personne menstruée nous a porté.e.s et mis au monde ! Nous avons ensuite travaillé avec les comédien.ne.s en leur laissant une grande liberté d’improvisation. Il était important qu’ielles soient traversé.e.s par la matière et qu’ielles puissent enrichir le texte de leurs propres idées et ressentis.

Quelles ont été tes intentions dans la mise en scène de ce spectacle ?

J’ai voulu créer un univers festif et pédagogique. Chaque acte explore visuellement et de manière ludique ce tabou tout en apportant des informations essentielles. L’équilibre est crucial : rendre le sujet accessible sans en occulter la gravité, tout en créant un espace de célébration. Des témoignages vidéo des personnes rencontrées lors de la préparation de la pièce ponctuent les scènes de jeu. La scénographie et les costumes imaginés par Peggy Wurth [artiste résidente du Escher Theater] évoquent aussi des références visuelles familières comme des tableaux célèbres. Enfin, les idées et talents des comédien.ne.s contribuent à rendre le spectacle véritablement jubilatoire.

 

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