« Stendhal a plaisir à décrire ses personnages de femmes » – Catherine Marnas, metteuse en scène
Publié le 04.06.2025
Entretien réalisé par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore pour le magazine Transfuge (novembre 2023)
Qu’est-ce qui vous a donné envie de porter au plateau l’œuvre de Stendhal ?
J’aime adapter les romans. Je l’ai déjà fait avec Lignes de faille de Nancy Huston et Lorenzaccio de Musset, que l’on peut considérer comme une pièce-roman. Et ce n’est pas un hasard si j’évoque ce drame romantique contemporain en parlant de l’écriture du Rouge et le Noir. Les deux œuvres racontent une époque trouble, qui fait écho aux maux que traverse notre société actuelle. Je me sens perdue, tout va trop vite. J’ai l’impression de ne plus voir que les pixels de l’image…
Comment adapte-t-on un roman-fleuve ?
Il faut du temps. Cela fait trois ans maintenant que je travaille dessus. Il faut faire des choix drastiques. Il n’est évidemment pas question de rendre compte de la totalité de ce roman-monde…
Quels choix avez-vous faits ?
Deux choses principalement. La première : montrer que Julien Sorel est un ancêtre des transfuges de classe. C’est un Poil de Carotte à qui l’on interdit de lire, d’apprendre, qui prend des coups, et qui, bien évidemment, rêve de revanche. C’est très important de comprendre son caractère, pour entrevoir la puissance d’écriture de Stendhal et sa portée visionnaire sur le monde d’aujourd’hui. La deuxième : ce sont les histoires d’amour qui s’entremêlent, et comment, par le corps des femmes, et grâce à leur force, leur personnalité, le jeune Julien s’émancipe. Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal peint deux visions de l’amour : celui, très maternel, de Madame de Rénal, et celui, fou, de Mathilde de La Mole. D’ailleurs, ce qui est assez rare à l’époque, on sent chez l’écrivain qu’il a pris un vrai plaisir à décrire ces personnages de femmes. Une sorte de féministe avant l’heure, un des rares écrivains – et il faut le souligner – qui trouve grâce aux yeux de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe.
Comment choisit-on les comédiens pour incarner des personnages mythiques de la littérature ?
Vaste question. Je ne leur demande pas seulement d’être au plateau Julien Sorel, Madame de Rénal ou Mathilde, mais bien d’interpréter en trois dimensions les paroles des personnages, leur monologue intérieur, et le regard que porte Stendhal sur chacun d’eux. Et ces trois niveaux peuvent être concomitants, dans la même phrase, joués par le même comédien. Pour Julien, il fallait un acteur qui puisse être à la fois antipathique, tout en suscitant malgré tout un peu d’empathie, calculateur et froid, mais qui ait aussi quelque chose de l’enfance, un peu maladroit dans ses actions. Jules Sagot, qui était un magnifique Lorenzaccio, est parfait, avec ses grands yeux bleus scrutateurs, glaciaux et pleins de candeur.